Luc Ferry : Qu'est-ce qu'une vie réussie ?

 

Luc Ferry. Qu'est-ce qu'une vie réussie ?

Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ? Le livre de Poche, 537 pages

12/04/2011

Patrick AULNAS

Ceux qui chercheront, dans le livre de Luc Ferry, des recettes pour réussir sa vie ou même pour réussir dans la vie, seront déçus. Le livre, très accessible, a une toute autre ambition : tenter de délimiter une nouvelle approche de la question du bonheur. Pour y parvenir, Luc Ferry nous propose un vaste et passionnant panorama historique des différentes conceptions de la « vie bonne » (vie réussie). Les philosophes de formation ont parfois contesté son approche, mais l’honnête homme de ce temps doit avouer qu’il apprend beaucoup : la synthèse de Luc Ferry fonctionne comme un réducteur d’incertitude.

Dans les cosmogonies antiques, « non seulement les êtres humains n’étaient pas considérés comme les auteurs et les créateurs de ce cosmos, mais ils partageaient le sentiment de n’en être qu’une infime partie ». Le logos, la parole divine, s’exprime dans l’organisation rationnelle du cosmos qu’il faut chercher à comprendre, non pas pour agir comme dans l’Occident d’aujourd’hui, mais pour atteindre la sagesse. Les anciens considéraient le cosmos comme la perfection, la sagesse consistant à trouver sa place dans ce cadre parfait. L’homme n’est responsable ni du passé ni du futur. Pour les stoïciens « il suffit de laisser là tout le passé, de confier l’avenir à la providence et de diriger l’action présente vers la piété et la justice ». Luc Ferry cite, en particulier Marc Aurèle, qui insiste sur ce point : « Souviens-toi que chacun ne vit que dans le moment présent, dans l’instant. Le reste, c’est le passé ou un obscur avenir. Petite est donc l’étendue de la vie ».

A cet égard, la doctrine chrétienne apparaîtra totalement subversive aux penseurs de l’antiquité. Le logos n’est plus dans la perfection du cosmos mais il s’incarne dans un homme, fils de Dieu : Jésus-Christ. « Pour le dire plus simplement encore : d’impersonnel, le logos est devenu personnel » . Au destin inéluctable de la philosophie antique se substitue la providence divine. Pour la tradition philosophique antique, c’est par la raison que l’homme doit atteindre la sagesse. Or, pour les chrétiens, c’est la foi qui est prééminente, la raison étant seconde. « Il ne s’agit plus de penser par soi-même mais de faire confiance à un Autre, d’accepter la nouvelle qu’il apporte et de croire dans les promesses qu’il nous fait ». La vie réussie est alors la vie dans la foi chrétienne : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu », mais également « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il s’agit d’une nouvelle forme d’amour (agapè) par rapport aux deux autres formes connues des grecs (eros et philia). L’amour constituait un problème pour les stoïciens puisqu’il attache aux biens de ce monde. Dans sa nouvelle forme, il devient solution pour les chrétiens : l’amour du prochain est la condition de la vie bonne.

La domination chrétienne reléguait la philosophie au second plan, après la théologie. Il faudra attendre la naissance de la science moderne pour qu’elle reprenne sa place. Contrairement aux cosmogonies antiques, pour lesquelles l’univers était l’harmonie même, la science moderne le voit comme un lieu d’affrontements, un déchaînement de forces opposées. Nous situons sa naissance au moment d’une énorme explosion : le big bang . Cette conception marque le début du « désenchantement du monde ». Les structures politiques nouvelles (démocratiques) mettent à mal les sociétés religieuses traditionnelles. La hiérarchie chrétienne, Dieu au sommet, ensuite l’homme, sa créature, puis enfin la nature, est difficilement compatible avec une société qui met au premier plan le citoyen et une gestion orientée vers l’avenir. Les croyances n’ont plus leur place dans le domaine politique, elles sont cantonnées à la sphère privée. Cela ne signifie pas que les questions sur la vie bonne aient disparu. Et Luc Ferry propose « un humanisme de l’homme-dieu, la vie bonne comme vie en harmonie avec la condition humaine » . Cette approche est basée sur quelques préceptes :

- La singularisation de nos expériences : une œuvre, quelle qu’elle soit (artistique, scientifique) doit « s’adresser potentiellement à l’humanité toute entière » ; on entend par singularité, avec Aristote, « une particularité qui n’en reste pas au particulier mais se réconcilie pour ainsi dire avec l’universel ». En ce sens, les différentes identités culturelles sont singulières, à la fois spécifiques et universelles. Il s’agit donc d’une vision élargie de l’expérience humaine.

- L’intensification de la vie, au sens nietzschéen : « les plus grandes joies qui puissent se rencontrer dans l’existence ne sauraient se situer seulement dans l’absence de trouble ou de passion ».

- L’amour : « seul il donne sa valeur et son sens ultime à tout ce processus d’élargissement qui doit guider l’expérience humaine ». Comment Luc Ferry entend-il le mot amour ? « Ce qui fait qu’un être est aimable, ce qui donne le sentiment de pouvoir le choisir entre tous et de continuer à l’aimer quand bien même la maladie l’aurait défiguré, c’est bien sûr ce qui le rend irremplaçable, tel et non autre. Ce que l’on aime en lui (et qu’il aime en nous le cas échéant) et que par conséquent nous devons chercher à développer pour autrui comme en soi, ce n’est ni la particularité pure, ni les qualités abstraites (l’universel), mais la singularité qui le désigne et le fait à nul autre pareil. A celui ou celle qu’on aime, on peut dire affectueusement, « merci d’exister », mais aussi bien avec Montaigne : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », et nullement « parce qu’il était beau, fort, intelligent ou courageux ».

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