J. J. Rousseau, Les Confessions : Extraits commentés et illustrés (2)
LIVRE SEPTIÈME (1741)
Résumé
Commence ici la seconde partie des Confessions : après les trente années de jeunesse, voici les trente années de la maturité et l’affirmation progressive de l’un des génies les plus singuliers de notre littérature. La présentation de la méthode de notation de la musique de Rousseau à l'Académie est un échec (elle existait déjà dans son principe). Jean-Jacques vit en enseignant la musique et en transcrivant des partitions. Il fréquente le monde (Mme de Bezenval, Mme de Broglie, Mme Dupin) et rencontre Diderot qui devient son ami. Mme de Broglie propose à Rousseau un poste de secrétaire à l’ambassade de France à Venise. Il part pour Venise, rend de grands services (selon lui) mais considère l’ambassadeur, M de Montaigu, comme une nullité s’adonnant à la vie mondaine mais négligeant ses fonctions. Un conflit éclate avec l’ambassadeur et Rousseau rejoint Paris. Il s’éprend de Thérèse Levasseur, une jeune lingère, de laquelle il aura plusieurs enfants qui seront abandonnés aux Enfants Trouvés. C’est à cette époque également qu’il rencontre Mme d’Épinay.
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Thérèse Levasseur (1721-1801)
Je voulus d'abord former son esprit : j'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la nature ; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des- Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaître les heures. A peine les connaît-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi- même ; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément ; et devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime universelle ; et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.
Mettre ses enfants aux Enfants-Trouvés : « Puisque c'est l'usage du pays… »
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais dont la table ne laissait pas d'être recherchée, à cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait ; car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire.
[…]
J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires ; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna ; je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens ; et je me dis : Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule ; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier ce dépôt ; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant ; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, même inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mère : elle obéit en gémissant.
On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites, aussi cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir.
LES CONFESSIONS (1) : présentation et livres I à VI 7 pages |
LES CONFESSIONS (2) : livres VII à XII 6 pages |
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