Violence politique ou doux commerce ?
10/02/2025
Patrick AULNAS
Le doux commerce que vantait Montesquieu a-t-il vraiment réussi à atténuer la violence inhérente au politique ? Il ne le semble pas au vu de l’histoire du 20e siècle. Ce sont au contraire les exactions imputables au pouvoir politique qui entravent le fonctionnement du marché et les relations pacifiques entre les hommes. Mais le pouvoir politique est un mal nécessaire.
Passion politique et raison économique
Le pouvoir politique a produit les violences les plus atroces : guerres, terrorisme, camps de concentration, exterminations, génocides. Par contre, les échanges commerciaux libres entre les hommes n’ont abouti qu’à l’enrichissement excessif de certains, c’est-à-dire à des inégalités. Le pouvoir politique est donc infiniment plus dangereux pour l’humanité que le marché livré à lui-même. Ce phénomène s’explique aisément. Le pouvoir est objet de passion alors que le fonctionnement du marché est le résultat d’un calcul rationnel. La volonté de conquérir le pouvoir résulte rarement de l’idéalisme, même lorsque celui-ci est invoqué. Il s’agit toujours de dominer, de devenir le décideur, non par choix raisonné mais par suite d’une pulsion emportant certains êtres humains. L’action sur un marché impose au contraire des calculs rationnels d’anticipation et une certaine modération.
Ce raisonnement a ses limites. L’organisation des actuels États-nations relève tout autant de la raison que la transaction commerciale basée sur l’équilibre des prestations. La production et le commerce peuvent d’ailleurs échapper à la raison lorsque la passion de l’argent s’empare de ses protagonistes. Des dérives mafieuses peuvent apparaître. Mais faute de puissance militaire, cela n’aboutit jamais aux tueries de masse des guerres entre États.
Nous n’ignorons d’ailleurs pas complétement ce qui advient lorsque la puissance d’une entreprise commerciale dépasse celle d’un État. Les plus grandes multinationales, par exemple celles de l’énergie (Exxon, Total) ou des technologies numériques (Google, Microsoft) ont des chiffres d’affaires largement supérieurs (entre 180 et 300 milliards de $) aux PIB de petits pays comme le Honduras ou la Tunisie (entre 30 et 50 milliards de $). La confrontation aboutit alors à des transactions pouvant favoriser l’accès des grandes entreprises au marché intérieur des États considérés. Sans plus. Par contre, lorsqu’un État veut s’imposer, il peut utiliser sa puissance militaire et écraser dans le sang toute résistance. Autrement dit, la puissance politique est beaucoup plus violente que la puissance économique.
La politique, art de la synthèse… en théorie
Mais alors pourquoi cette glorification du politique ? Pourquoi Homo sapiens, dont le caractère distinctif est l’intelligence, a-t-il tant besoin du politique pour vivre en société ?
Le politique se justifie principalement par sa fonction synthétique. Les sociétés humaines ne sont pas réductibles à leur dimension économique. Elles comportent aussi des cellules familiales, des relations associatives sans but lucratif, des structures de recherche scientifique, une créativité culturelle, des religions, etc. Le marché, adapté à l’échange comportant un prix, l’est beaucoup moins aux activités humaines n’en comportant pas nécessairement. Les échanges sont alors basés sur d’autres éléments : les liens affectifs ou amicaux, les idéologies, les croyances religieuses, la défense de groupes sociaux, etc.
Le politique a justement pour fonction de réaliser une synthèse entre ces différents aspects de la vie en société. Il se propose de trouver des compromis permettant un modus vivendi acceptable par tous. Mais entre l’ambition de la synthèse et sa réalisation effective, les obstacles sont nombreux. Il s’agit en effet d’aboutir à un ordre social comportant un pouvoir légitime aux yeux de la population. C’est précisément cette légitimité qui est toujours contestée.
Paradoxe historique
L’histoire des deux derniers siècles apparaît à cet égard tout à fait paradoxale. Elle a systématiquement valorisé le politique par des promesses idéologiques accordant une position prééminente à l’État. Le communisme, le fascisme et le nazisme remettent en cause la légitimité du pouvoir dans les démocraties et aboutissent à des dictatures sordides en faisant miroiter un futur idéalisé. Alors qu’à partir de la fin du 18e siècle le monde occidental sortait de l’ancestrale pénurie et améliorait donc la situation de tous, des projets politiques, particulièrement insignifiants conceptuellement, ont permis de tromper les populations. Guerres, autocraties, camps d’extermination, goulag en ont résulté. Il serait tentant de développer une uchronie globale pour imaginer ce que le monde serait devenu sans le lourd passif politique du 20e siècle. Des dizaines de millions de vies ne se seraient pas achevées dans la violence, voilà au moins une certitude.
Le rêve politique conduisant à la tyrannie et à la guerre séduit davantage que la raison économique faisant naître paix et liberté. La passion du pouvoir produit le pire. Mais elle subsiste envers et contre tout, malgré l’exceptionnelle réussite économique des deux derniers siècles.
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