Prolégomènes au libéralisme politique
20/04/2024
Patrick AULNAS
L’émotivité des militants est un des grands paradoxes de la démocratie. Ils s’enthousiasment en cas de victoire d’un de leurs leaders, ils sont abattus en cas de défaite. Bras levés au ciel, trépignements, rires, cris, mais aussi mimiques de désenchantement et même pleurs s’emparent facilement des exaltés de la politique. On répliquera que le pouvoir est, avec l’argent et l’amour, une des grandes passions humaines et qu’il suscite donc des émotions fortes. La raison n’a plus sa place lorsque la passion s’empare des âmes et des cœurs. Certes, mais la démocratie suppose le primat de la raison.
Pas d’enthousiasme pour les dirigeants
Je n’ai jamais pu m’enthousiasmer pour un politicien, aussi brillant soit-il. La raison en est simple : il propose de gouverner, c’est-à-dire d’exercer un pouvoir auquel je n’échapperai pas. Pourquoi donc irai-je applaudir quelqu’un qui veut me diriger ? J’ai bien conscience de la nécessité du pouvoir dans toute société humaine. Dans les États-nations contemporains, une organisation complexe et très hiérarchisée est indispensable. Mais c’est un mal nécessaire, une fatalité qui s’est abattue sur l’espèce humaine au cours de son histoire. Ses progrès cognitifs l’ont conduite à des structures sociales complexes et, par suite, à un pouvoir politique ultrapuissant, même dans les démocraties. Le pouvoir est toujours à la recherche de sa propre puissance, écrivait Bertrand de Jouvenel. La démocratie limite grandement son arbitraire mais n’entrave pas sa puissance.
Il s’agit donc, de toute évidence, de limiter le pouvoir ; et la première condition pour y parvenir suppose que les citoyens n’adulent pas leurs dirigeants et encore moins ceux qui prétendent les remplacer. Il faut se défier des politiciens tout en ayant conscience de leur nécessité. Les respecter lorsqu’ils sont respectables, les sanctionner sans ménagement lorsqu’ils ne le sont pas, politiquement ou juridiquement. Mais il ne faut jamais sombrer dans la ferveur politicienne, instrument de conquête du pouvoir.
Ambition et passion du pouvoir
Les partis politiques, associations dédiées à la conquête du pouvoir, utilisent deux leviers principaux : l’ambition et la conviction. Leurs militants sont parfois, assez rarement, des idéalistes sans ambition particulière. Ils colleront les affiches et applaudiront à tout rompre dans les meetings. Ceux-là sont totalement instrumentalisés. Les plus dangereux sont évidemment les ambitieux parmi lesquels se trouvent les assoiffés de pouvoir et de domination. Ces derniers consacreront toute leur vie à leur passion du pouvoir et certains parviendront aux plus hauts postes. Ce sont potentiellement des ennemis de la liberté puisqu’ils aspirent par-dessus tout à gouverner, donc à dominer autrui.
Autrement dit, dans une démocratie, il ne faut jamais perdre de vue que le gouvernant placé au plus haut poste est un ennemi potentiel de la liberté. Aussi habile, aussi intelligent, aussi cultivé soit-il, l’accès à sa fonction a nécessité une telle énergie, une telle passion de la conquête du pouvoir, qu’il ne peut être regardé qu’avec circonspection.
Désigner des gouvernants en refusant d’être un tyran
La durée limitée des fonctions gouvernantes est donc essentielle. Le droit de vote accordé à tous les citoyens permet de désigner les gouvernants pour un temps limité. Le vote est à la fois un acte de liberté et un acte de soumission à ceux que l’on désigne. Mais il ne faut se soumettre qu’à durée déterminée, sinon la démocratie disparaît. La dimension tragique du politique se situe à ce niveau : être libre suppose aussi l’obéissance aux lois que l’on se donne. Personne n’a mieux appréhendé cette dualité du droit de vote que le philosophe Alain. Dans ses Propos de politique (1934) il écrit :
« L’autre dimanche, comme j'allais mettre mon bulletin dans l'urne, je me disais : " Que fais-tu exactement ici ? Viens-tu gouverner ? Ou ne viens-tu pas te faire gouverner ? " Bien plutôt je me soumettais au nombre, par cet acte symbolique ; et d'autant plus évidemment que mon vote ne pouvait rien. J'en étais assuré d'avance, et je le voyais, sans chercher à le voir, en remarquant que les électeurs prenaient tous leurs bulletins au même tas. J’avais perdu d'avance ; je ne faisais donc autre chose qu'accepter la règle du jeu. Je votais ; c'était une manière de reconnaître que mon choix était de nul effet. D'une certaine manière mon bulletin signifiait que je refusais de penser en mouton ; mais, considéré autrement, il signifiait que j'acceptais d'agir en mouton. C'est quelque chose, car c'est refuser d'être tyran. »
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