Pourquoi la parole politique est-elle si médiocre ?
29/09/2024
Patrick AULNAS
Le récit politico-médiatique doit être alimenté en permanence et la cadence est désormais infernale. Toute réflexion est proscrite. Il faut tenir en haleine le lecteur ou le spectateur et rapidement passer à autre chose. Le discours et le réel ne sont plus clairement dissociables. Distinguer la paille des mots (ou des images) et le grain des choses ne fait pas recette.
Pourquoi le discours politique est-il ainsi hors-sol ? Pourquoi les professionnels de la politique, relayés par les médias, peuvent-il se permettre de raconter tout et n’importe quoi ?
Le récit politique global : les fictions collectives
Fondamentalement, le récit politique se base sur les fictions collectives qui caractérisent Homo sapiens. Comme l’a montré Yuval Noah Harari, l’être humain est capable d’adhérer à des concepts qui n’ont aucune réalité matérielle et d’organiser la société dans laquelle il vit en fonction de ces concepts. La croyance en un dieu aboutit ainsi à institutionnaliser des religions, à construire des cathédrales ou des mosquées. Mais tout repose sur la croyance, sur l’adhésion collective à un concept : dieu.
Les idéologies, au sens initial de weltanschauung (conception globale du monde) constituent également un modèle de représentation totalement fictif de la réalité, auquel adhère des millions d’êtres humains. Ainsi, le marxisme a joué au cours du siècle dernier un rôle majeur dans l’émergence du totalitarisme et dans la géopolitique mondiale (guerre froide). Le fascisme et le nazisme, absurdes constructions théoriques (Hitler, Mein Kampf), ont conduit à la seconde guerre mondiale.
La plupart des notions utilisées par le récit politique relèvent de ces modèles suscitant une adhésion collective de grande ampleur. La nation, par exemple, n’a aucune existence matérielle. Il s’agit d’un concept à la fois géographique, historique, linguistique, culturel, sociologique, voire économique, auquel adhèrent des êtres humains vivant en général sur un territoire délimité par des frontières. Seul le territoire est matérialisé. Le reste n’est qu’adhésion à un récit historique et culturel présenté comme un bien commun liant les individus.
A partir de cette approche théorique, il est aisé de comprendre la grande tentation des professionnels de la politique. Il suffit en effet de parvenir à convaincre un nombre suffisant d’individus pour susciter un élan collectif permettant peut-être d’accéder au pouvoir. Cette faiblesse d’Homo sapiens face aux enthousiasmes collectifs fait aussi sa force. Sans capacité d’adhérer à des projets collectifs, il n’y aurait pas d’histoire de l’humanité. Mais la propension à croire pour donner un sens à sa vie constitue une faiblesse en présence de ceux qui ne cherchent qu’à exploiter l’idéalisme, voire la naïveté ou la haine. Et dans le champ politique, nous sommes face à des professionnels des fictions collectives.
Le récit politicien : les promesses illusoires
Les politiciens construisent donc, sans le moindre scrupule, un récit politique destiné à la conquête du pouvoir. L’apparition des médias audiovisuels n’a modifié qu’un élément : la politique-spectacle doit être permanente et donc constamment relancée par de pseudo-évènements. Par rapport au récit global d’adhésion à des fictions collectives, ce récit politicien apparaît comme particulièrement « bas de gamme », mais il joue un rôle déterminant dans la conquête du pouvoir en démocratie, dans le maintien durable au pouvoir en autocratie.
Le principal élément de ce récit politicien figure dans les programmes des partis. Ces programmes relèvent largement de la fiction puisqu’ils ne sont que très partiellement mis en œuvre en cas d’accession au pouvoir. Les programmes contiennent des promesses à destination d’un électorat spécifique qu’il faut faire rêver pour obtenir son adhésion et ses voix lors des scrutins. Le monde des médias commente abondamment ces promesses dans les périodes de campagne électorale et exerce à leur égard un esprit critique très mesuré, participant ainsi à la propagation du récit politicien. Certes, les organes de presse très orientés politiquement critiquent sévèrement les programmes des adversaires politiques, mais louent à l’excès ceux de leur camp. Ils participent donc, bien plus encore, à la diffusion des promesses fictives.
Les partis politiques situés aux extrêmes du spectre n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir. Leur liberté de proposition est alors totale puisqu’ils n’auront jamais à affronter l’épreuve du réel, la mise en œuvre du programme. Ces partis jouent un rôle important en démocratie pour rassembler plus ou moins pacifiquement ceux qui se considèrent comme des ennemis de la société telle qu’elle existe. Marxistes, trotskystes, fascistes, wokistes de l’extrême, écologistes radicaux trouvent ainsi un exutoire à leur insatisfaction. Mais bien évidemment, rien n’est plus éloigné de la réalité contemporaine que les espoirs de révolution radicale de ces horizons politiques. La politique de la table rase n’existe que dans les esprits égarés. On ne construit qu’à partir de ce qui existe.
Il est vrai qu’il ne faut pas désespérer Billancourt, selon l’expression attribuée à Jean-Paul Sartre. Rappelons qu’à cette époque une importante usine Renault était implantée à Boulogne-Billancourt et qu’il fallait laisser un espoir aux ouvriers par le discours politique. Les médias d’aujourd’hui semblent avoir retenu cette leçon et laissent rêver le peuple en ne dégonflant pas systématiquement la baudruche des fausses propositions. Ils commentent et analysent ce qui ne relève souvent que de la manipulation politicienne grossière. Un exemple d’actualité permettra d’illustrer ce propos.
Après les élections législatives de 2024 en France, Lucie Castets avait été proposée au poste de Premier ministre par le NFP (Nouveau front populaire) avec un programme politique très radical. Chacun savait que cette personne n’avait strictement aucune chance de devenir Premier ministre, pour mille raisons. Sa désignation faisait partie de la comédie politicienne. Il s’agissait pour le NFP d’afficher sa présence dans les médias et son unité de façade en masquant les désaccords majeurs entre les membres de la coalition. Il n’y avait donc pas lieu de faire de cette manipulation tactique un thème longuement débattu. Pourtant, un nombre important d’articles et d’émissions ont été consacrés à ce sujet, donnant l’impression que le monde des médias relayait les manœuvres politiciennes. La limite entre informer, analyser et être instrumentalisé ne comporte pas de consensus, surtout dans le champ politique. Mais quand même ! Si une coalition à visée électoraliste comme le NFP se moque de ses électeurs et de tous les Français, il faut le dire clairement. Feindre de vouloir gouverner en proposant n’importe quoi, c’est l’attitude banale des extrémistes. Il faut en avertir les citoyens.
L’indicible médiocrité de la parole politicienne
La médiocrité mensongère de la parole politicienne est une constante. Le pire est atteint dans les régimes autoritaires. Un seul récit politique est alors autorisé, celui du pouvoir en place. La position du pouvoir russe actuel sur le conflit ukrainien mérite d’être citée : il s’agit d’une agression de l’Occident, particulièrement des pays de l’OTAN, contre la Russie, contrainte de se défendre contre une nuée d’assaillants. La liberté d’expression étant inexistante, beaucoup de russes acceptent cette version.
Dans les démocraties occidentales, l’abaissement du récit politicien débouche sur la démagogie généralisée. Les élections deviennent des concours de promesses très coûteuses. Leur mise en œuvre, même très partielle, aboutit à des déficits budgétaires publics abyssaux par refus d’augmenter les impôts ou de réduire les dépenses. Les politiciens sont aujourd’hui largement déconsidérés, à juste titre, mais la population la moins bien informée se tourne vers les « populistes », c’est-à-dire les plus démagogues d’entre eux.
Flatter la foule au lieu d’informer objectivement et de respecter les citoyens, voilà probablement l’un des signes majeurs du déclin de l’Occident.
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