La radicalité de gauche : conflictualisation, égalitarisme et collectivisme

20/12/2024

Patrick AULNAS

Au 20e siècle, la problématique politique majeure fut le choix entre marxisme (socialisme, communisme) et libéralisme (économie de marché, libertés publiques). Après l’échec de toutes les expériences historiques d’inspiration marxiste (URSS, Europe de l’Est, Cuba), il a semblé un instant que la démocratie libérale pouvait apparaître comme le dernier stade de l’histoire contemporaine, sinon bien évidemment de l’histoire tout court (Francis Fukuyama). Où en sommes-nous aujourd’hui, à la fin du premier quart du 21e siècle ?

Sur le plan géopolitique, il est clair que le communisme n’était qu’un paravent commode permettant de justifier l’autocratie. Les autocraties subsistent donc et s’opposent toujours aux démocraties par la violence (guerre et terrorisme). Mais paradoxalement, dans les démocraties elles-mêmes, la position de l’extrême-gauche n’a pas fondamentalement changé. Elle reste dans son essence imprégnée d’idéologie marxiste avec adjonction de problématiques contemporaines.

 

Tout est rapport de forces : conflit et luttes des classes

Dans l’esprit de ceux qui adhèrent à la radicalité de gauche, trois notions prédominent : le conflit ou rapport de forces, l’égalité socio-économique, le primat du collectif. Pour les modérés, il s’agit au contraire de la négociation et du compromis, de la liberté économique et du primat de l’individu.

Les partisans du changement radical restent influencés par l’analyse marxiste du 19e siècle qui opposait la bourgeoisie propriétaire des moyens de production au prolétariat vivant de son travail au service de la bourgeoisie. Mais la globalisation économique étant passée par là, l’approche est devenue mondiale. L’analyse actuelle oppose l’Occident dominant aux pays pauvres (parfois qualifiés de Sud global). La domination est à la fois militaire avec la très puissante armée américaine, économique avec un niveau de vie très supérieur, scientifique et technologique avec une capacité de destruction créatrice sans équivalent. Au cours des dernières décennies, les grandes évolutions cognitives (informatique, biologie, médecine, exploration spatiale, etc.) prennent en effet naissance en Occident et fréquemment aux États-Unis.

Cette réalité ne peut que conduire la gauche radicale vers l’anti-occidentalisme : il faut nécessairement se mettre au service des dominés et abolir dès que possible le phénomène de domination. Le contenu exact du changement radical n’est pas vraiment déterminé et il est impossible de définir avec précision la société qui sortirait de la révolution prônée par les adeptes de la radicalité. Il était d’ailleurs déjà tout à fait impossible d’imaginer la société sans classes des marxistes, qui n’était qu’un concept à usage politicien ou un rêve d’intellectuel coupé du réel. L’objectif édénique fixé pour le long terme importe peu aux yeux des révolutionnaires. Ce qui compte vraiment, c’est la lutte, la participation aux conflits, le sentiment de jouer un rôle par la confrontation aux phénomènes de pouvoir.

 

L’horizon de l’égalité parfaite : constructivisme et coercition

La marche vers l’égalité socio-économique, deuxième aspect de la radicalité contemporaine, s’appuie comme par le passé sur l’instrumentalisation de l’État pour construire de façon coercitive la société idéale préconisée par l’idéologie. Ce constructivisme exige la contrainte car il est en porte-à-faux avec l’évolution spontanée de la réalité sociale qui échappe toujours aux utopies. Dans ce contexte, la liberté individuelle devient vite seconde puis gênante, d’où l’évolution inéluctable vers le totalitarisme, observée au 20e siècle. L’égalité à atteindre se situe à l’échelle mondiale puisque l’économie fonctionne désormais à ce niveau. Les habitants des pays pauvres, sinon leurs dirigeants, sont les compagnons de route du radicalisme de gauche.

Ainsi, l’internationalisme prolétarien des marxistes-léninistes est toujours et plus que jamais en vigueur sous une forme renouvelée à caractère géopolitique. L’Occident riche et puissant représente l’ennemi, le Sud global pauvre et dominé constituant le frère d’armes. La révolution espérée abolira cette inégalité des puissances.

 

L’action politique collective contre l’action économique individuelle

Enfin, troisième thème de la radicalité, le collectivisme reste omniprésent. Partis politiques, mouvements associatifs, manifestations de rue sont les modalités d’action adoubées par la doxa alors que l’initiative individuelle par création d’entreprise à vocation commerciale est observée négativement. L’action individuelle, jugée a priori dangereuse, doit se fondre dans le collectif. D’un point de vue moral, l’égoïsme individuel s’oppose à la générosité collective s’appuyant sur la solidarité. L’idée de base du libéralisme concernant l’action d’un individu et exprimée par Adam Smith au 18e siècle est totalement écartée :

« Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. » (Adam Smith, La Richesse des nations, 1776)

Cette main invisible, permettant d’aboutir à l’intérêt général par la recherche de son intérêt particulier, n’existe pas pour les révolutionnaires collectivistes. Une telle prise de position peut paraître absurde puisque, de toute évidence, cette main invisible est à la base de la réussite du capitalisme et de l’élévation du niveau de vie depuis deux siècles. Mais justement, la réussite du capitalisme est considérée comme une erreur historique néfaste qu’il convient de corriger par l’action collective.

 

Thématiques contemporaines : écologie, immigration

Quelques problématiques actuelles élargissent l’approche doctrinale précédente mais ne la modifient pas. L’écologisme politique, fondé sur la prise de conscience générale du rapport entre technoscience et nature, vient conforter l’anti-occidentalisme. Selon la doxa d’extrême-gauche, la civilisation occidentale a commis une faute impardonnable : avoir exploité abusivement les ressources naturelles. Il est désormais nécessaire de mettre un terme à cette gabegie par la coercition étatique (automobiles électriques d’abord, puis disparition de l’automobile individuelle au profit du transport en commun, isolation thermique des bâtiments sous contrainte puis probablement collectivisation du logement, etc.)

L’immigration de masse des pays pauvres vers les pays riches du monde occidental est également perçue idéologiquement en utilisant les concepts d’égalité et de domination. Les immigrés, dits désormais migrants, sont des dominés cherchant à améliorer leur situation en s’installant dans les pays riches. L’idéologie impose évidemment de soutenir ces dominés et de ne pas les stigmatiser pour leurs us et coutumes perçus comme archaïques par la plupart des occidentaux. Ainsi, les femmes voilées musulmanes doivent être défendues en tant que victimes de l’ancestral patriarcat. D’une manière générale, l’anti-occidentalisme et l’anticapitalisme impliquent une position pro-immigration puisque les immigrés représentent le Sud global exploité.

 

La faiblesse du radicalisme de gauche

Conflictualisation, égalitarisme et collectivisme restent plus que jamais les mantras de la gauche radicale. Mais l’ensemble idéologique hétéroclite dont elle se réclame n’a plus la cohérence du marxisme qui analysait une société beaucoup moins complexe, celle du 19e siècle. Il permet cependant de susciter le doute, l’inquiétude et de fédérer de petites minorités de mécontents, d’insatisfaits et de révoltés.

Pour cette extrême-gauche, les chances d’accéder au pouvoir sont donc pratiquement nulles en Europe. Ainsi aux élections européennes de 2024 (représentation proportionnelle), La France Insoumise n’a recueilli que 9,89% des suffrages exprimés et 9 sièges sur les 81 attribués à la France. Pour l’ensemble de l’UE, le groupe The Left, représentant l’extrême-gauche européenne, ne dispose que de 46 députés sur 720 au Parlement européen, soit 6% des sièges.

Il est donc nécessaire d’apprécier la situation avec réalisme. Une extrême-gauche structurée en partis politiques jouant le jeu de la démocratie représentative est bien préférable à une extrême-gauche authentiquement révolutionnaire agissant dans la clandestinité. Ce qui prouve encore une fois que la liberté des démocraties est une force.

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