La puissance de la liberté au 21e siècle

25/08/2024

Patrick AULNAS

La chute du communisme devait marquer la fin de l’histoire. Mais ce n’était là que des rêves d’occidentaux. Non seulement la démocratie libérale n’a pas conquis le monde, mais elle est contestée à l’extérieur comme à l’intérieur. Trente-cinq ans après la chute du mur de Berlin, symbole de la guerre froide entre dictatures communistes et démocraties libérales, notre monde est encore aux prises avec un antagonisme concernant la liberté. Démocraties et autocraties s’affrontent ; pacifiquement par l’économie, violemment par la guerre et le terrorisme.

L’idéologie marxiste a fait son temps et la dictature du prolétariat fait aujourd’hui figure d’archaïsme ayant séduit nombre d’intellectuels occidentaux. Mais la haine de la liberté n’a nul besoin de justification théorique pour se déployer par l’action politique. Nous l’avions peut-être oublié : in petto, l’être humain est animé tout autant par le conflit et les pulsions violentes que par l’altruisme et la générosité. Notre monde est à l’image de ce que nous sommes.

 

L’ancienne promesse de l’éden terrestre

Dictatures communistes et démocraties occidentales faisaient toutes deux à leurs peuples une promesse édénique : le bonheur terrestre peut être conquis par l’action des hommes. Du côté des démocraties, la croissance économique allait progressivement réduire le temps de travail et faire naître une société des loisirs. Les dictatures communistes se limitaient à la doxa : la dictature du prolétariat, en réalité celle du parti communiste, aboutirait à l’extinction de la bourgeoisie et au paradis de la société sans classes. Ces conceptions prométhéennes de l’avenir avaient remplacé au 19e siècle l’ancienne approche religieuse fondée sur le fatalisme :  la vie ici-bas est une vallée de larmes qu’il faut supporter stoïquement pour atteindre post-mortem le paradis céleste.

La promesse du bonheur terrestre par l’action politique et économique s’est heurtée à l’écologie à la fin du 20e siècle. Le niveau de vie des occidentaux ne pourra jamais être généralisé aux 10 milliards d’êtres humains de la seconde moitié du 21e siècle. Les quantités d’énergie et de matières premières disponibles sur notre petite planète ne suffiront pas, il s’en faut de beaucoup. Parmi les dirigeants, un consensus s’est établi : il n’y a pas trop d’êtres humains mais insuffisamment de ressources. Il est en effet impossible pour un dirigeant politique en fonction d’affirmer que sa population est trop nombreuse et qu’il s’emploiera à la réduire. Nonobstant cet élément, les projections démographiques sont concordantes : la population humaine diminuera à partir de la fin du 21e siècle.

La problématique écologique a débouché politiquement sur une idéologie écologiste, devenue dominante en Occident. A l’ancienne promesse d’abondance pour tous s’est substitué une promesse d’harmonie arcadienne. Il faudra vivre dans la tempérance, en adéquation avec le milieu naturel. Les ressources limitées imposent une discipline collective. Le politique définira les modes de vie préconisés et les innovations acceptables. La course à la croissance est terminée, il faudra se soumettre à plus de rigueur.

Par rapport aux grandes espérances anciennes, il faut bien convenir que la contrainte écologiste apparaît fragile tant elle est décevante. Le paradis dans l’au-delà correspondait à une société de pénurie généralisée dans laquelle la croyance religieuse ne se discutait pas et était imposée politiquement. Il fallait souffrir sa vie durant pour atteindre le paradis. Personne n’en doutait, sauf quelques très rares privilégiés.

La promesse d’abondance terrestre apparaît avec le progrès scientifique et technique rapide du 19e siècle. La liberté d’entreprendre, d’innover, de diffuser des produits de consommation en quantités gigantesques instille dans les esprits la possibilité de l’abondance matérielle. La social-démocratie, par la redistribution publique, offre même un avant-goût de cette abondance aux moins favorisés.

L’écologisme politique actuel propose une véritable austérité future mais ne dispose pas de la spiritualité des monothéismes pour l’imposer. Le choix de l’autoritarisme politique est alors tentant.

 

La fragilité occidentale : pourquoi la liberté ?

L’écologisme politique a anéanti l’adéquation entre progrès technique et liberté politique et économique. Le progrès technique conduisant à la surexploitation des ressources terrestres et à la destruction des équilibres écologiques naturels, la liberté de chercher, de créer, de produire doit disparaître au profit d’une discipline collective imposée politiquement. Pour l’idéologie écologiste, la liberté politique n’a donc plus rien de commun avec la liberté individuelle, avec l’autonomie de l’individu par rapport aux croyances et aux pouvoirs. Chaque homme pouvait imaginer et mettre en œuvre librement le fruit de ses idées. La liberté d’entreprendre était un des prérequis de la croissance économique et de la promesse d’abondance future. Or, pour maîtriser la croissance il faut remettre en cause la liberté d’entreprendre.

Qu’est-ce que la liberté pour l’écologisme politique ? Tout simplement la liberté de participer collectivement à la désignation des leaders, de voter dans les assemblées générales des partis ou associations, de donner son avis, mais en aucun cas de disposer d’une capacité d’action individuelle. La liberté individuelle disparaît au profit d’une liberté de participer à des collectifs. Les gouvernants issus de ces collectifs mettront en œuvre la doxa préalablement élaborée.

Pourquoi la liberté ? A cette question, les occidentaux du 20e siècle répondaient simplement : la liberté conduit à l’abondance et pourquoi pas au bonheur, car le marché est meilleur juge que l’État. Les occidentaux du 21e siècle ont des doutes à ce sujet et certains n’y croient plus du tout. La culpabilité écologiste peut les conduire à devenir des ennemis de la liberté. Nous avons saccagé la planète et nous devrons le payer. Sans coercition étatique, l’apocalypse environnementale ne sera pas évitée. La liberté individuelle est désormais un concept dépassé.

La perméabilité entre démocratie et autocratie entre ainsi dans les esprits. Si notre liberté conduit au désastre, les autocrates n’auraient-ils pas raison ?

 

L’agressivité des extrémistes et celle des autocrates

Dans les démocraties occidentales, le radicalisme politique s’affirme et parvient désormais au pouvoir. Qu’il s’agisse des nationalistes populistes ou des successeurs des marxistes, peu importe. L’idéologie marxiste du 19e siècle a été utilisée par des ennemis de la liberté (Lénine, Staline, Mao, partis communistes occidentaux) et il n’existe en pratique aucune différence entre fascisme et communisme. Vladimir Poutine, formé par le Parti communiste soviétique, n’est aujourd’hui plus dissociable d’un fasciste utilisant préférentiellement la guerre et l’assassinat comme moyens d’action. Il en va de même au sein des démocraties. Nationalisme autoritariste et anti-occidentalisme racialiste, connu sous la dénomination de wokisme, ne sont que les deux faces d’une même médaille. Il s’agit pour eux d’annihiler la liberté, de revenir à une hétéronomie de l’individu le plaçant sous les fourches caudines des détenteurs du pouvoir.  

L’affaiblissement du primat de la liberté dans les démocraties est exploité par les autocrates par la guerre hybride. Celle-ci consiste à utiliser tous les moyens d’action pour affaiblir l’ennemi, sans se limiter à une action militaire : désinformation par le mensonge sur les réseaux sociaux, actions de propagande par le biais des mouvements extrémistes occidentaux, assassinats d’opposants refugiés en Occident, sabotage, fragilisation des systèmes informatiques par l’action de hakers.

Affaiblies de l’intérieur par le recul de la foi en la liberté et l’action subséquente de partis politiques utilisant la démagogie la plus radicale, attaquées de l’extérieur par des autocrates haïssant la liberté et ne respectant que la loi du plus fort, que peuvent encore nos démocraties ?

 

Éclairer notre jeunesse

Pour que les peuples ne soient pas un obstacle utilisé par les démagogues nationalistes ou d’inspiration communiste, il est absolument indispensable que les systèmes d’éducation des démocraties, qu’ils soient publics ou privés, incorporent à leur enseignement une matière qui sera considérée comme un pilier : l’instruction civique. Ce terme à la connotation datée doit être compris au sens large. Il s’agit bel et bien d’une éducation à caractère idéologique autour de la liberté politique et économique, de son histoire, de ses héros, des institutions politiques permettant de la garantir, de l’assise économique valorisant le dynamisme créatif par le marché. Une telle discipline d’enseignement devrait comporter plusieurs heures par semaine à partir du premier niveau de l’enseignement élémentaire et se poursuivre jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire. Les coefficients attribués aux examens devraient être très élevés de façon à faire comprendre à tous le caractère essentiel de la maîtrise des fondements démocratiques et libéraux de notre civilisation.

Il n’existe aucune raison de laisser les propagandistes de la servitude assommer la jeunesse de concepts la mettant sous leur coupe et de rester les bras ballants face à des réseaux sociaux infestés. Enseigner les fondements de la démocratie et l’impératif catégorique de la liberté n’est jamais de la propagande, quoique pourraient en dire les adorateurs de l’assujettissement. La propagande consiste à tromper pour servir le pouvoir. Nous voulons éclairer pour servir l’homme.

 

Devenir des puissances

Nos ennemis pensent que la liberté est une faiblesse intrinsèque qu’il faut exploiter. Il faut parvenir à leur montrer qu’il n’en est rien. Les démocraties ont donc le devoir le plus impérieux de rester des puissances majeures (États-Unis) ou de le devenir (UE, Japon, Taïwan, Australie, etc.). Pour cela, il faut s’unir si le seuil critique n’est pas atteint individuellement, à l’exemple de l’UE. S’unir par la négociation est long, difficile et parfois décourageant, mais la foi en la supériorité de la paix et de la liberté permet d’affronter ces difficultés. Tout repose sur cette conviction inébranlable.

Car il faut bien le comprendre, la liberté est une force tranquille, la servitude une faiblesse cachée. Dépendre des humeurs et des insuffisances d’un autocrate affaiblit toujours une société. Gouverner par la peur conduit à promouvoir la médiocrité et à encourager la soumission. Or, la créativité et l’innovation sont filles de la liberté de penser et d’agir. Si les débats démocratiques, parfois confus et désordonnés, apparaissent comme une faiblesse aux dictateurs, c’est que la domination est la condition première de leur pérennité. Leur force est dans l’équilibre précaire d’une construction sociale conçue comme un assemblage de dominations annihilant le libre arbitre. La nôtre se situe dans la liberté de l’échange, qu’il soit intellectuel ou matériel. A la défiance envers autrui des régimes politiques autocratiques, nous opposons la confiance en l’individu respectueux de l’autre. Parmi les grands philosophes des Lumières, Jean-Jacques Rousseau avait bien exprimé notre conception de la liberté politique, qui place le tyran lui-même hors du champ de la liberté :

« La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être point soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ; quiconque est maître ne peut pas être libre, et régner c'est obéir. »

La puissance de la liberté est toujours intacte au 21e siècle. A nous de l’utiliser.

Publié sur Contrepoints le 06/09/2024

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