Retraites en France : le refus de la capitalisation

09/08/2023

Patrick AULNAS

Le poids des retraites risque d’aller croissant du fait du vieillissement de la population. Les rapports du COR (Conseil d’orientation des retraites) ne sont pas alarmistes mais leur objectivité est contestée par de nombreux spécialistes. Pour l’avenir, le choix du système reste le plus fondamental : répartition ou capitalisation. Rappelons que dans un système par répartition, les cotisations actuelles des actifs payent les retraites actuelles. Le système est fondé sur une solidarité gérée politiquement par ajustement des deux flux financiers. Un système par capitalisation résulte de l’épargne des actifs. L’épargne accumulée par chaque actif lui assure une rente au moment de sa retraite. Le droit de propriété sur un capital est à la base du système. Le risque de dépréciation du capital est supporté par les épargnants.

Un examen historique fait apparaître une réalité : la France a parfois tenté la capitalisation, mais est toujours revenue à la répartition. La capitalisation est cependant présente aujourd’hui, mais discrètement.

 

Problématique historique des retraites

Lorsque l’espérance de vie était très faible, le problème des retraites ne se posait pas vraiment. Selon l’INED, l'espérance de vie en France à la naissance ne dépassait pas 25 ans au milieu du 18e siècle. Elle n’était encore que de 45 ans en 1900. La mortalité infantile, très élevée jusqu’au 18e siècle, a commencé à diminuer au 19e siècle, ce qui explique cette évolution. Mais les chances de vivre au-delà de 60 ans restaient faibles.

Dans les siècles passés, les plus de 60 ans ne représentaient même pas 10% de la population française. Selon l’INSEE, ils n’étaient encore que 12,7% en 1901. Les chances d’atteindre cet âge étaient beaucoup plus élevées dans les couches sociales les plus favorisées et très faibles chez les pauvres, qui ne disposaient pas d’une alimentation suffisante. La question des retraites ne se posait pas car il était inenvisageable de prévoir des ressources pour sa vieillesse lorsque les chances de l’atteindre étaient dérisoires. La famille avait la charge des rares personnes survivant un peu trop longtemps…

Au 20e siècle, tout change avec l’élévation du niveau de vie et les gigantesques progrès de la médecine. En 2016, les plus de 60 ans représentaient 25% de la population française. Les projections de l’INSEE conduisent à un chiffre de 32% en 2050. La question des retraites se pose alors pour deux raisons principales. D’une part, le niveau de vie dans un pays riche permet le financement ; d’autre part, les très nombreux retraités représentent, par leur vote, une force politique car ils s’abstiennent peu.

 

Les premières caisses de retraite au 19e siècle

Les premiers systèmes de retraite concernent les salariés de l’État. On cite toujours La Caisse des Invalides de la Marine Royale créée par Colbert en 1673, mais il s’agissait en réalité d’un système d’assistance réservé aux marins du roi. Selon Pierre-Cyrille Hautcoeur et Françoise Le Quéré, c’est en 1790 qu’une loi institue un droit à pension pour les fonctionnaires de l’État. Elle ne sera pas appliquée, mais débouchera sur une retenue sur les traitements, alimentant un fonds de réserve destiné à payer les pensions. Le principe est donc la capitalisation. La cotisation de 1% s’avérant insuffisante, elle augmente progressivement jusqu’à 5%. Mais cela ne suffit toujours pas et une subvention de l’État devient nécessaire pour équilibrer le système. A partir de 1853, le système fonctionne par répartition.

Pourtant, dès 1850, l’État avait créé un système facultatif par capitalisation. La Caisse des retraites pour la vieillesse (CRV) était alimentée par des cotisations volontaires des salariés de l’administration et des grandes entreprises. Les fonds étaient gérés par la Caisse des dépôts et consignations qui les plaçait en rentes de l’État (les États ont toujours été des emprunteurs). En 1914, la CRV verse 350 000 pensions, mais les montants sont faibles : 200 francs par an alors qu’on estime qu’il fallait 300 à 400 francs pour vivre. Par ailleurs, la CRV attire plutôt la petite bourgeoisie (commerçants, artisans, cadres, fonctionnaires) mais ne touche pas les milieux populaires.

Des initiatives apparaissent aussi dans le secteur privé. Au 19e siècle, des caisses de retraite sont créées dans les compagnies de chemin de fer. Le fonctionnement, spécifique à chaque compagnie, comporte à la fois de la capitalisation et de la répartition. De même les banques, les compagnies d’assurance et certaines grandes entreprises versent une retraite à leurs salariés, mais sans constitution d’un fonds spécifique. Les versements dépendent de la situation financière de l’entreprise.

 

Le 20e siècle : de la capitalisation à la répartition

Au 20e siècle, la préoccupation générale de subvenir aux besoins des personnes âgées se développe progressivement. Une loi du 5 avril 1910 crée un système de retraites ouvrières et paysannes par capitalisation. Des cotisations patronales et ouvrières abondées par un versement de l’État sont prévues. Mais un arrêt de la Cour de cassation supprime l’obligation de cotiser. Dès lors, seule une minorité de la population visée continuera à cotiser : 2,7 millions de cotisants en 1912 sur 10 millions de personnes concernées. Le résultat ne se fait pas attendre : le système évolue vers la répartition. Le faible nombre de cotisants ne permettait plus d’assurer le versement des retraites, d’autant que la dépréciation des capitaux due à l’inflation pendant la guerre de 1914-1918 avait été considérable.

Une loi du 5 avril 1928 crée un régime obligatoire de retraite pour les salariés de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, soit environ 10 millions de personnes en 1930. Le financement relève principalement de la capitalisation. Les cotisations (5% du salaire à la charge du salarié et 5% à la charge de l’employeur) ne permettront pas de verser des retraites assurant un niveau de vie correct. Par ailleurs, les indépendants de l’artisanat et du commerce, très nombreux, n’étaient pas concernés et tombaient dans la pauvreté s’ils avaient été imprévoyants pendant leur vie active.

L’ordonnance du 19 octobre 1945 instaurant la Sécurité sociale crée un régime général de retraites par répartition pour les salariés du secteur privé. Le régime est géré paritairement par les organisations d’employeurs et les syndicats de salariés, sous la tutelle de l’État. Ce système général par répartition est un choix atypique dans les pays occidentaux où répartition et capitalisation coexistent presque toujours. L’approche socio-économique sous-jacente a une coloration à la fois keynésienne (maintenir le niveau de vie des retraités pour soutenir la demande) et marxisante (le salariat devait à terme supplanter le travail indépendant). Ce régime est encore en vigueur mais a fait l’objet d’une quantité phénoménale de réformes afin de tenter d’assurer son équilibre financier, précarisé par le vieillissement de la population et l’abaissement de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans en 1982.

Les travailleurs salariés ou indépendants non soumis au régime général relèvent d’une multitude d’autres régimes. On en dénombre 42 qui fonctionnent en général par répartition, exceptionnellement par capitalisation : fonctionnaires, travailleurs indépendants, travailleurs agricoles, SNCF, RATP, Banque de France, avocats, médecins, etc.

 

La discrète capitalisation actuelle

La France a donc choisi la retraite par répartition, laissant une place marginale à la capitalisation à titre de complément. Citons un exemple très paradoxal de capitalisation : la Retraite additionnelle de la fonction publique (RAFP). Il s’agit d’un régime obligatoire par capitalisation assurant aux fonctionnaires (État et autres employeurs publics) le versement d’une rente ou d’un capital au moment de la retraite. Les cotisations sont de 10% du salaire : 5% à la charge du fonctionnaire, 5% à la charge de l’employeur. Le régime comporte 4,5 millions de cotisants pour un actif net de 38,2 milliards d’€ en 2022, placé essentiellement en obligations françaises et étrangères. Le conseil d’administration du régime comporte 8 représentants syndicaux, 8 représentants des employeurs, et 3 personnalités qualifiées. Les syndicats les plus anticapitalistes, par exemple la CGT, siègent au conseil d’administration !

La capitalisation est donc présente au cœur même de l’État, mais à bas bruit. Plus généralement, il n’est pas absurde de considérer le régime juridique de l’assurance-vie comme un substitut accessible à la classe moyenne de la retraite par capitalisation. Le montants des placements en assurance-vie s’élevait à 1885 milliards d’€ en 2022 selon la Banque de France.

 

L’addiction étatique française

La conclusion paraît assez évidente. Les français rejettent politiquement la capitalisation mais l’utilisent en pratique aussi discrètement que possible. Pourquoi ? Très sommairement, deux points peuvent être signalés. D’abord, les français adorent les polémiques politiques. L’opposition entre répartition et capitalisation rejoint si parfaitement l’opposition gauche-droite qu’il n’était pas possible pour les politiciens de se priver d’un tel joyau. Dans le récit politicien dominant, la gauche généreuse défend la solidarité par la redistribution et la droite égoïste l’individualisme par la capitalisation. Ce manichéisme infantile est utilisé par la gauche depuis plus d’un siècle.

Le second élément, plus profond, résulte de la construction de la nation française. En France, c’est l’État qui a bâti la nation et non la société qui a pris acte de la nécessité de l’État comme en Angleterre. Les français considèrent que l’État tutélaire doit leur fournir un cadre de vie de la naissance au tombeau. Santé, retraite, éducation, chômage, niveau de vie sont dans l’esprit français des domaines d’intervention nécessaire de l’État. Il ne faudrait pas qu’un politicien vienne suggérer à ses électeurs que leur retraite, c’est d’abord leur problème et qu’ils peuvent s’organiser librement par capitalisation ou répartition. Il commettrait un péché mortel et ne s’en remettrait pas.

La nounou État a donc encore de beaux jours devant elle au pays de Molière, génie de la comédie que Louis XIV, un pilier de l’édification de l’État, avait adoubé pour le distraire.

Publié sur Contrepoints le 09/08/2023

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