L’autocratie russe et l’Occident : deux univers

16/05/2022

Patrick AULNAS

Vladimir Poutine pensait avaler l’Ukraine en quelques jours, mais la guerre dure depuis plus de trois mois. Elle ne s’achèvera pas avant longtemps. Car c’est désormais l’Occident tout entier qui soutient l’Ukraine. L’Ukraine indépendante voulait devenir libre, instaurer une démocratie. Pas question pour le despote qui règne à Moscou. La liberté des peuples est pour lui le danger suprême, l’ennemi à éliminer par tous les moyens.

La surprise est de taille pour la plupart des citoyens occidentaux et même pour de nombreux politologues. Ceux-ci envisageaient l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais ne pensaient pas qu’elle aurait lieu. Pourquoi ? Parce que la rationalité occidentale l’interdisait. Il n’y a rien à gagner, pensaient-ils, à entrer en guerre contre l’Ukraine et tout à perdre : image d’agresseur et désormais de criminel de guerre, récession économique, isolement diplomatique.

 

Rationalité occidentale et motivations des autocrates

Mais voilà ! Les tyrans n’ont pas la rationalité des démocrates. La puissance seule compte pour eux et il leur apparaît insupportable d’être défiés par des citoyens ordinaires se réclamant de la liberté. Il ne manquerait plus que cela ! Le chef commande et les autres obéissent. Voilà bien l’image que donne Poutine lorsqu’il s’adresse aux ministres ou aux généraux russes. Et comme certaines de ces rencontres sont diffusées par les médias internationaux, il est évident que le maître du Kremlin souhaite diffuser un autoportrait de tyran faisant trembler ses collaborateurs.

L’ancien officier du KGB, formé par les communistes, n’a probablement pas idée du caractère totalement négatif en Occident de cette représentation de lui-même. Il apparaît, vu d’ici, comme un individu dangereux, menteur, violent, un véritable repoussoir. Mais pour beaucoup de russes, qui n’ont jamais connu la démocratie, Poutine se comporte tout simplement en dirigeant, ce qui explique la diffusion d’images si négatives. En passant du tsar de toutes les Russies aux dirigeants communistes, le peuple russe n’a jamais connu que l’autocratie et il reste réceptif à cet égard. Le conditionnement à l’obéissance passive à un individu considéré comme un chef et un guide, traçant le chemin de l’avenir, ne disparaît pas miraculeusement. Il faut pour cela une éducation à la liberté, il faut que l’enseignement, dès l’enfance, privilégie l’autonomie individuelle puis une approche critique. Il faut qu’au sein des familles, la libre expression de chacun soit admise.

Les occidentaux savent à quel point cette liberté suppose d’ouverture d’esprit et même d’empathie. Pour comprendre un opposant, il faut être capable de prendre en considération non seulement son raisonnement mais aussi sa sensibilité. La montée actuelle des populismes en Occident permet d’apprécier la fragilité d’un tel édifice. Mais c’est de ce fragile idéalisme que la démocratie tire sa grandeur.

 

Les grands progrès historiques de la démocratie

La distance est donc considérable entre les peuples d’Occident, disposant déjà d’un ou deux siècles de démocratie, et le peuple russe, asservi depuis la nuit des temps. Beaucoup d’occidentaux se demandent comment il se peut que des despotes puissent encore régner sur le monde. Il est en effet incontestable que la liberté a progressé depuis deux siècles et que le nombre de gouvernements démocratiques a considérablement augmenté. En 2020, le Democracy Index recensait 46 démocraties et 31 régimes franchement autoritaires sur 167 États. L’évolution est tout à fait satisfaisante puisque nous partions de l’omniprésence autocratique au 18e siècle. Mais à ce rythme, il faudra encore des siècles pour chasser la tyrannie du gouvernement des hommes.

Le besoin d’être guidé par un responsable est extrêmement répandu dans l’espèce Homo sapiens. Le charisme individuel de certaines personnes les conduit à exploiter ce besoin. Ce phénomène a conduit aux gouvernements autoritaires, appuyés par des religions, jusqu’à l’apparition de la philosophie des Lumières au 18e siècle, mettant l’accent sur l’autonomie de chaque individu et la souveraineté populaire. Chacun sait que cette approche du politique n’est pas partagée par tous sur notre petite planète. Mais chacun sait aussi, que lorsque les peuples ont goûté à la démocratie, il est extrêmement difficile de les en sevrer. Les fascistes, les nazis, les communistes ont été vaincus. Les ukrainiens ne renonceront pas à la liberté.

 

Communiste ou fasciste, peu importe l’idéologie du tyran

Pour en revenir aux dirigeants russes, que représentent-t-il désormais idéologiquement ? La réponse est simple : le fascisme ou quelque chose d’approchant. Le totalitarisme ou l’autoritarisme ne connaissent ni droite ni gauche, ni conservatisme, ni progressisme. Il n’existe pas, comme on l’a fait croire au 20e siècle avec le communisme, de régimes totalitaires de progrès. Se réclamer d’une idéologie fasciste, marxiste ou même écologiste est équivalent si le résultat est la tyrannie. Les subterfuges politiques colportés au 20e siècle par des intellectuels (Jean-Paul Sartre lui-même) et des politiciens occidentaux et enseignés dans les universités dans les cours de sciences politiques ne peuvent plus aujourd’hui persister. Raymond Aron a été beaucoup plus clairvoyant que Sartre à propos de notre devenir historique, tout comme Tocqueville au 19e siècle avait été plus clairvoyant que Marx. Le totalitarisme et la dictature sont le totalitarisme et la dictature quelles que soient les distinctions idéologiques fallacieuses cherchant à masquer les réalités par des concepts.

Il n’est donc pas surprenant que les anciens communistes qui dirigent la Russie soient devenus des fascistes ou des nazis. Tout le démontre : le nationalisme exacerbé, le culte du chef, la guerre comme moyen normal d’action, l’expansionnisme territorial, l’indifférence la plus complète à l’égard des exactions des soldats.

 

Les libéraux et les autres

En Occident, les droites radicales ou extrêmes, tout comme les gauches radicales ou extrêmes, font preuve d’une certaine retenue lorsqu’il est question de soutenir la liberté des Ukrainiens et de condamner l’agression russe. Le tropisme anti-américain, nationaliste ou archéo-marxiste, joue encore.

Entre les libéraux, au sens large du terme, ceux qui privilégient les valeurs de liberté, et les autres, un fossé subsiste. Les libéraux ne parviennent pas à concevoir in petto un comportement aussi primaire que celui des dirigeants russes. Pourquoi refuser la liberté à un peuple indépendant ? Pour le soumettre ? Absurde, un jour prochain, il se révoltera. Pour accaparer un territoire ? Idiot, la puissance réside désormais dans les innovations scientifiques et techniques et leur développement, le territoire a perdu de son importance. Rien ne justifie au regard du devenir de l’humanité du 21e siècle une politique de conquête violente et de domination brutale comparable à celle des nazis allemands du 20e siècle.

Pour un libéral, la classe dirigeante au pouvoir en Russie n’a donc pas compris les éléments les plus fondamentaux de l’histoire du 21e siècle en construction. Elle est motivée par un tropisme nationaliste archaïque. L’heure est à l’affaiblissement des États-nations par un processus irrépressible de globalisation cognitive (la science est mondiale), politique (le multilatéralisme se développe depuis la seconde guerre mondiale, avec quelques reculs transitoires), économique (le monde est devenu un marché), humanitaire (ONG).

La mansuétude des populismes occidentaux à l’égard de Poutine s’explique donc très bien. Le même refus de l’avenir en construction les anime. Le culte de la frontière, l’attachement aux traditions régionales, le goût des structures verticales de type staff and line, l’addiction aux jeux du pouvoir constituent l’arrière-plan idéologique commun. Pour les peuples libres, le danger politique intérieur est venu s’adjoindre aux risques géopolitiques toujours présents. Les tentatives d’intervention de la Russie dans le processus démocratique occidental par des financements accordés aux populistes ou par la manipulation des réseaux sociaux représentent incontestablement une autre forme d’agression contre la liberté.

Nous autres libéraux devons donc résolument choisir notre camp, aussi bien à l’échelle internationale qu’à l’intérieur de nos pays. La liberté des générations futures en dépend.

Publié sur Contrepoints le 15/05/2022

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