La violence et le pouvoir
08/01/2021
Patrick AULNAS
La violence semble s’être emparée de l’action politique depuis quelques années. La violence verbale devient plus massive du fait de l’anonymat sur les réseaux sociaux. La violence physique ne disparaît pas. Elle est le mode de conquête du pouvoir le plus ancien. Les démocraties avaient tenté à partir du 19e siècle de gérer pacifiquement les rapports sociaux par l’élection et le dialogue. Et voici que des minorités (gilets jaunes, black-blocs, terroristes) recourent à nouveau à la violence.
La violence politique augmente-t-elle ou, au contraire, n’a-t-elle pas toujours existé ? Ne sommes-nous pas victimes d’une illusion en ce début de la deuxième décennie du 21e siècle ?
Depuis toujours, pouvoir se conjugue avec violence
Les violences verbales ou physiques auxquelles nous assistons n’ont rien de fondamentalement nouveau. La violence politique jalonne toute l’Histoire et elle est consubstantielle au pouvoir politique, qui est domination au prétexte d’organiser la société. Les dérives de la volonté de puissance conduisent à la violence pour des motifs multiples. Le premier est la haine de la liberté qu’éprouvent tous les pouvoirs autoritaires et qui les amène à la répression sanglante. Les révolutions, autre forme de violence, proviennent de l’opposition entre groupes sociaux rivaux cherchant à conserver ou à conquérir le pouvoir. Les guerres résultent de la volonté d’expansion territoriale ou de la recherche d’avantages géopolitiques ou économiques. Voici quelques illustrations bien connues de ces phénomènes violents.
Dans l’Empire romain, les assassinats étaient courants en vue d’accéder au pouvoir. Le plus célèbre est celui de Jules César au Sénat, en 44 avant J.-C, par des conjurés qui lui assènent 23 coups de poignard. Après de multiples péripéties, Octave s’emparera du pouvoir et deviendra l’empereur Auguste. La République était morte.
Dans la Rome antique, les révoltes d’esclaves, parfois de très grande ampleur, étaient noyées dans le sang. Au 1er siècle avant J.-C., une véritable armée de plus de 100 000 esclaves avait pu être constituée sous la direction de gladiateurs, dont le célèbre Spartacus. Cette révolte fut anéantie sans ménagement par l’armée de la République romaine.
La constitution des États-nations contemporains n’a fait qu’accroître la puissance du pouvoir politique et par suite la dimension des violences politiques. La guerre de 1914-1918 a fait dix millions de morts et huit millions d’invalides. Le système concentrationnaire soviétique ou Goulag a concerné 18 millions de prisonniers avec un taux de mortalité très élevé.
Les atrocités des détenteurs du pouvoir politique restent évidemment d’actualité. En Syrie, depuis 2011, la guerre a causé plus de 380 000 morts. Le Venezuela est sous la coupe d’un dictateur qui l’a ruiné et la sous-alimentation augmente la mortalité. Le Sahel s’égare dans la guérilla permanente.
La volonté de puissance
En vérité, il faut le dire, les États-nations proviennent davantage de la volonté de domination que de l’altruisme. Diriger un groupe humain intégré disposant d’une culture commune, d’une économie prospère et d’une armée puissante, voilà bien le rêve de tous les dictateurs. « Le Pape, combien de divisions ? » disait Staline à ses interlocuteurs évoquant les libertés religieuses.
La coalition d’un État et d’une religion ou d’une idéologie représente le danger le plus important pour la liberté. Pour des raisons presque évidentes : l’État est par nature un instrument de coercition, une religion défend une croyance en une vérité révélée, une idéologie prétend détenir l’explication ultime. Lorsqu’un pouvoir politique combat au nom d’une religion ou d’une idéologie, la violence se déchaîne car elle est présentée comme juste. Deux exemples historiques permettront d’éclairer le propos.
Par l’édit de Nantes de 1598, Henri IV, d’origine protestante, avait accordé une certaine liberté aux protestants de France. La révocation de cet édit par Louis XIV en 1685 vise à interdire le culte protestant. Une grande majorité de catholiques approuve cette politique car ils perçoivent l’Église réformée comme une hérésie. S’ensuivra la destruction des temples, l’exode des protestants vers l’étranger et la persécution de ceux qui ne se convertissent pas au catholicisme.
La Shoah, extermination planifiée des juifs par l’État allemand aux mains des nazis, constitue l’exemple le plus extrême. Cinq à six millions de juifs ont trouvé la mort dans les camps entre 1939 et 1945. L’objectif était la disparition du peuple juif pour une raison idéologique. Les nationaux-socialistes considéraient en effet les « aryens » (« race germanique ») comme la race supérieure, les juifs représentant une menace pour la « pureté de la race aryenne ». Cet épouvantable pathos a servi de prétexte à l’extermination massive, qui suppose évidemment des moyens considérables dont seuls disposent les États.
Tout pouvoir est violence, mais plus ou moins
Il faut certainement généraliser le raisonnement. Tout pouvoir est violence puisqu’il s’exerce sur l’autre. Qu’il soit politique, économique, sociologique, familial, le pouvoir suppose la domination sur autrui. Il faut donc canaliser et limiter cette domination pour qu’existe la liberté. La liberté est fondamentalement individuelle. Elle suppose que l’individu soit détenteur de droits préexistant à toute construction sociale. Si nous ne reconnaissons pas à chaque homme, seulement parce qu’il est homme, une autonomie inaliénable, alors le pouvoir et sa violence n’ont plus de limites.
De ce point de vue, nos imparfaites démocraties occidentales constituent de rarissimes havres de paix et de bien-être, aussi bien historiquement que géographiquement. Mais nous n’échappons pas pour autant à la malédiction de la politique et de ses enjeux et donc aux violences inhérentes. Les insultes ordurières et les mensonges ou fake news abondent sur les réseaux sociaux. La cancel culture vise à anéantir une personne pensant différemment. Elle consiste à ostraciser nominativement et massivement cette personne sur tout média disponible en la présentant comme l’émanation du mal. Les manifestations de rue sont instrumentalisées par des activistes comme les black-blocs pour présenter à l’opinion une image de radicalité révolutionnaire. Le totalitarisme islamiste utilise le terrorisme pour assouvir sa haine de la liberté et affaiblir les démocraties.
Pa rapport aux violences historiques citées précédemment en exemples, tout cela reste bien modeste. Mais si ces violences venaient à dépasser le niveau compatible avec une société démocratique, une évolution vers l’autoritarisme étatique apparaîtrait. Il en est toujours ainsi. Voilà une règle générale toute simple. Que les libéraux n’oublient jamais que les extrémistes de tout poil ne rêvent que de radicaliser les affrontements pour enclencher ce processus pervers. Que ces extrémistes soient de gauche ou de droite, peu importe. Qu’ils se présentent comme communistes, écologistes, nationalistes, souverainistes, fascistes, peu importe. Ils refusent le dialogue paisible, le respect de l’autre. Ils ne craignent pas la domination mais la recherche pour eux-mêmes parce qu’ils font de la politique leur raison de vivre.
Seule la modération politique garantit la liberté de tous. La modération consiste à admettre les évolutions lentes, consensuelles, obtenues par le dialogue et la coopération. Cela s’appelle la démocratie. La démocratie est fragile car elle cherche simplement, presque naïvement, à cantonner le pouvoir politique par le droit. Cette fragilité fait aussi sa grandeur.
Publié sur Contrepoints le 07/01/2121 : Face à la violence, la modération démocratique garantit la liberté
Commentaires
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- 1. Cassandre Le 13/01/2021
Pour prolonger votre article, je pense que l'on peut citer la très intéressante réflexion du philosophe Eric Weil sur la violence et la politique.
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