La dérive politique occidentale
20/11/2021
Patrick AULNAS
Si vous avez déjà vécu plusieurs campagnes présidentielles françaises, ne serait-ce qu’en spectateur, une chose vous frappe certainement dans celle qui commence aujourd’hui : la radicalisation de l’opinion. Autrement dit, les extrêmes ont pris une importance disproportionnée. Que les militants des partis puissent sombrer dans l’extrémisme, rebaptisé radicalité, passe encore. Nous sommes habitués aux lubies et aux dérives partisanes. Mais que l’opinion publique occidentale se prononce massivement pour des hurluberlus de la scène politique et médiatique, voilà qui doit susciter la réflexion.
Un phénomène occidental
Trump aux États-Unis, Nigel Farage au Royaume-Uni, Zemmour et Le Pen en France. La droite nationaliste a le vent en poupe. Et l’extrême-gauche ? Elle obtient des succès électoraux moindres mais existe malgré tout. Le mouvement woke, qui influence de façon inquiétante les médias américains, semble contaminer peu à peu l’Europe. Certains activistes utilisent l’écologie comme tremplin de la gauche radicale. On l’a vu en France au cours de la primaire écologiste (EELV) de 2021 avec Sandrine Rousseau. Cette politicienne représente bien davantage le wokisme et l’extrémisme de gauche que la problématique écologique.
Jean-Luc Mélenchon, dont les propositions sont totalement démagogiques et inapplicables, est sans doute le leader d’extrême-gauche ayant obtenu les résultats électoraux les plus importants du monde occidental (19,58% des suffrages exprimés au 1er tour de la présidentielle de 2017). En totalisant les résultats des extrêmes pour le premier tour de la présidentielle de 2017, on obtient 27% pour l’extrême-droite (Le Pen, Dupont-Aignan, Asselineau) et 21,3% pour l’extrême-gauche (Mélenchon, Poutou, Arthaud). La radicalité politique se situait donc à 48% du corps électoral.
Elle s’est maintenue globalement si on en juge par les sondages. L’extrême droite (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan) recueille actuellement (novembre 2021) autour de 35% des intentions de vote et l’extrême-gauche (Mélenchon, Poutou, Arthaud, Roussel) autour de 13%. La radicalité politique se situe donc toujours à 48%, mais avec un affaiblissement de la gauche et un renforcement important de la droite.
Le rôle des médias
Les occidentaux vivent dans la paix et la prospérité, mais ils sont de plus en plus nombreux à manifester leur mécontentement. Presque la moitié des français se prononce pour des démagogues jouant avec leurs émotions et qui savent parfaitement que leur programme politique se heurterait aux réalités et ne pourrait pas être appliqué. Les médias induisent cet essor de l’extrémisme en utilisant systématiquement le spectacle des adversaires s’admonestant autour d’une table. La polémique stérile attire les foules car elle est passionnelle et donc théâtrale. L’échange d’idées ne constitue un spectacle que pour une minorité de connaisseurs appréciant la rationalité. La passion politique, réelle ou feinte, est donc beaucoup plus attractive que la discussion paisible entre gens de bonne compagnie. Les chaînes d’information en continu vivent essentiellement en caricaturant les enjeux politiques par l’exacerbation des émotions.
Il y a bien pire : les réseaux sociaux. Les occidentaux lisent de moins en moins les journaux et ils ne sont qu’une minorité à regarder les chaines télévisées d’information. Mais nombreux sont ceux qui utilisent abondamment les réseaux sociaux, la jeunesse étant évidemment en première ligne à cet égard. A la fin du 20e siècle, le lectorat de la presse politique quotidienne s’effondrait déjà. Ainsi, le journal Le Monde, créé à la Libération, avait vu sa diffusion augmenter jusqu’à 450 000 exemplaires par jour à la fin de la décennie 1970. Le lectorat diminue ensuite jusqu’à 300 000 exemplaires en 2010.
Les réseaux sociaux commencent alors devenir très populaires dans la jeunesse et leur mode de fonctionnement conduit inéluctablement à favoriser les émotions au détriment de la rationalité. L’information provient exclusivement d’un ensemble d’« amis » avec lesquels l’échange est permanent. A l’intérieur du cluster de pseudo-amis aucun contrôle externe de l’information n’est effectué. Aucun recoupement avec un ou plusieurs organes de presse n’a lieu puisque ces adeptes des réseaux sociaux ne lisent pas la presse. Voilà une technique de rêve pour tout propagateur d’informations fausses (fake news). C’est l’idéal absolu pour manipuler l’opinion en rassemblant dans un groupe de suiveurs des milliers voire des millions de personnes (les followers de Trump sur Twitter par exemple).
Le sentiment de déclin de l’Occident
Au-delà de l’influence médiatique, des raisons plus fondamentales expliquent la radicalisation des opinions occidentales. L’Occident conquérant des 19e et 20e siècles disparaît peu à peu. Nous sommes passés de la domination technologique, économique, militaire à la compétition avec le reste du monde. Cette évolution géopolitique majeure n’est pas analysée comme telle dans les profondeurs de la population mais elle est ressentie intuitivement avec beaucoup d’acuité car de multiples facteurs sont perceptibles par tous les occidentaux. La concurrence industrielle des pays à bas salaires a entrainé la disparition ou la délocalisation de nombreuses entreprises et des licenciements. La démographie occidentale n’assure plus le renouvellement de la population et seule l’immigration permet de maintenir une légère croissance démographique. L’identité nationale, forte et homogène par l’ascendance auparavant, devient floue et multiethnique. Des puissances militaires et technologiques nouvelles, en particulier la Chine, apparaissent. Des mouvements politico-religieux violents s’opposent par le terrorisme aux évolutions politiques de notre époque en se fondant sur un vieux texte du 7e siècle (Le Coran) interprété littéralement. (*)
Comment se traduisent dans l’opinion occidentale tous ces éléments ? D’une manière assez simple : l’impression de déclin. La stabilité d’antan était fondée sur la domination du monde. Les turbulences actuelles proviennent de la compétition à laquelle nous sommes soumis. L’apogée de la civilisation occidentale a été atteint et d’autres peuples cherchent désormais à acquérir la puissance. Nous nous défendons tant bien que mal mais nous ne sommes plus des conquérants. L’extrême-droite exploite donc le sentiment de déclin en évoquant un âge d’or mythique, situé dans un passé recomposé pour les besoins de la cause. Les frontières étaient sûres et reconnues, l’immigration était limitée et contrôlée, un État puissant protégeait ses ressortissants et leur activité économique, Mais des universitaires d’extrême-gauche ont également songé à utiliser le sentiment de déclin pour attiser les antagonismes. La pseudo-idéologie woke consiste en effet à cibler systématiquement les dominants du passé pour les présenter quasiment comme des tortionnaires en sursis : les Blancs opposés aux « racisés », les hommes opposés aux femmes, les transgenres opposés aux cisgenres. La peur et le catastrophisme viennent compléter le tableau avec l’écologisme radical qui culpabilise l’occidental, jugé blâmable pour avoir exploité à outrance sa maîtrise technologique. La fin du monde est proche et l’Occident en porte la responsabilité, les autres civilisations n’étant que des victimes. Ce binarisme manichéen n’est qu’une petite habileté conceptuelle mais il a acquis un certain impact dans les universités américaines.
La sagesse des démocraties
Le malaise dans la civilisation occidentale repose donc sur des causes profondes et se traduit désormais politiquement. Cette politisation outrancière des manifestations intérieures aux États-nations d’une évolution géopolitique majeure est facilitée par une dérive médiatique consistant à hystériser toute divergence d’opinion. Lorsque la passion remplace la raison, la démocratie fonctionne mal car elle repose sur la capacité de compromis permettant de faire société en respectant l’opinion d’autrui. Le relativisme démocratique s’oppose à l’absolu des radicalités.
Si le fou remplace le sage dans le gouvernement des hommes, c’en est fini de la liberté. Avons-nous perdu toute sagesse ? Avons-nous oublié qu’il n’existe pas de vérité mais seulement des approches divergentes. Science et conscience ne reposent que sur des modèles de pensée éphémères que le temps anéantit. Homo Sapiens doit toujours rester conscient de sa fragilité, se regarder depuis les étoiles et ne jamais se prendre pour un dieu.
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(*) Pour une perspective d’ensemble des facteurs du déclinisme, voir notre ouvrage : Genèse de la décadence : quatre images du déclin de l'Occident (Edilivre, 2012)
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