Le glissement des démocraties vers le totalitarisme
21/06/2019
Patrick AULNAS
Le totalitarisme est en général associé à des régimes politiques autoritaires rejetant complètement les libertés individuelles. L’individu n’est alors qu’un élément du tout social ne disposant que d’une autonomie très restreinte. L’URSS, la Chine de Mao Zedong, le Cambodge des Khmers rouges, le régime castriste à Cuba, l’Allemagne nazie furent des régimes totalitaires. La Corée du Nord le reste aujourd’hui.
Mais la propension totalitaire des États contemporains concerne aussi les démocraties. Lorsque les ambitions du pouvoir politique ne semblent avoir aucune limite, lorsqu’il envahit tous les domaines de la vie, les démocraties sont clairement sur une pente totalitaire, même lorsque les libertés publiques semblent apparemment préservées. Trois phénomènes principaux caractérisent cette évolution : l’hyper-réglementation, la croissance des dépenses publiques, la maîtrise de l’information.
L’hyper-réglementation
L’importance des corpus juridiques permet d’en donner une petite idée.
- Le droit administratif est devenu très technique et divisé en de multiples spécialités (droit administratif général, droit électoral, droit des étrangers, contentieux administratif, droit de la fonction publique, etc.).
- Le droit fiscal est un monde à part, parfois d’une redoutable complexité pour la fiscalité des entreprises. Le Code général des impôts Dalloz, édition 2017, comporte 3638 pages en tout petits caractères. Il faut ajouter les circulaires ministérielles et la jurisprudence. Seuls les spécialistes peuvent vraiment s’aventurer dans les profondeurs de la fiscalité.
- Le Code du travail Dalloz comporte plus de 3800 pages auxquelles il faut ajouter le droit conventionnel et la jurisprudence.
- L’émergence de l’écologisme politique a conduit à des normes d’une extrême technicité, totalement opaques, qui s’étendent à des domaines de plus en plus nombreux de la production (automobile, chauffage, appareils électroménagers, construction, etc.) ainsi qu’aux modes de vie que l’on veut faire évoluer autoritairement (transport, urbanisme, par exemple).
Ce ne sont là que quelques exemples que l’on pourrait multiplier. Toutes ces normes juridiques sont élaborées démocratiquement. Mais qui pourrait prétendre que la liberté individuelle existe encore lorsqu’aucun domaine de la vie n’échappe à une minutieuse réglementation. Le tout normatif annihile évidemment notre liberté.
La croissance des dépenses publiques
L’aspect financier de l’interventionnisme étatique est tout aussi dangereux pour la liberté. Tous les pays occidentaux ont désormais des dépenses publiques considérables : de 40% du PIB environ pour les États-Unis et le Canada à 57% environ pour la France et le Danemark. Le pouvoir des décideurs politiques et des cadres dirigeants des administrations publiques devient exorbitant lorsqu’ils disposent du pouvoir de décision sur plus de la moitié du PIB. L’individu voit sa capacité de décision hors du champ politique considérablement réduite puisqu’il ne dispose plus du pouvoir que sur une fraction résiduelle de la production du pays.
La maîtrise financière du PIB est désormais entre les mains de l’État (*). C’est donc lui qui oriente la production, la recherche, l’épargne, les investissements. Dans la mesure où il dispose du monopole de la violence légitime, la lutte entre État et liberté est très inégale. L’État peut accaparer une fraction croissante de l’argent des personnes privées par les prélèvements obligatoires et l’accumulation d’emprunts dont le remboursement n’est pas assuré au-delà d’un certain niveau d’endettement. L’histoire économique montre clairement que la dette publique n’est en général pas remboursée. Spoliation des créanciers, guerres, forte inflation, faillites des États et aujourd’hui taux d’intérêts artificiellement maintenus par les banques centrales au-dessous du niveau de l’inflation permettent de la faire miraculeusement disparaître.
Profondément attentatoire à la liberté, l’endettement public est une manière indirecte d’augmenter la puissance des gouvernants au détriment des individus. Ils seront remboursés par l’augmentation future des impôts ou ils seront spoliés en cas de difficultés majeures des débiteurs publics, ce qui est le cas le plus fréquent historiquement.
La maîtrise de l’information
Napoléon 1er était un autocrate, mais l’information dont il disposait sur la population paraîtrait dérisoire aujourd’hui. Un État contemporain, même démocratique, possède une information nominative détaillée et numérisée sur tous ses ressortissants. Chaque ministère dispose d’un ou plusieurs systèmes informatiques puissants. Si les fichiers étaient interconnectés, rien ou presque de la vie des individus n’échapperait à l’État. Les bases de données publiques ne sont pas interconnectées actuellement, mais l’avenir est incertain.
Imaginons que l’on rassemble dans une base des données unique toutes les informations numérisées de l’État-civil, de la sécurité sociale, de l’administration fiscale, du ministère de l’intérieur (police), du ministère de l’éducation nationale (études), du ministère de l’équipement (Transition écologique et solidaire désormais !). Big Brother serait né. Si une telle hypothèse n’est pas à l’ordre du jour tant que des contrepouvoirs suffisants subsistent, toutes les conditions techniques sont réunies pour la mettre en œuvre. Il suffirait donc d’un glissement du pouvoir vers l’autoritarisme. Cette évolution a d’ailleurs modérément commencé, dans des conditions tout à fait démocratiques, pour faire face au terrorisme.
Là encore, les processus de décision démocratiques n’empêchent nullement le renforcement de la puissance des États et les limitations de la liberté individuelle. Lorsque des services administratifs spécialisés s’autonomisent en disposant seuls de toute la maîtrise technique de l’information, la réalité dépasse la fiction. Ce fut le cas avec l’affaire de la NSA (National Security Agency) américaine qui espionnait systématiquement les dirigeants politiques étrangers et les personnes privées avec des moyens informatiques colossaux.
L’avenir de la liberté
Hyper-réglementation, captation du pouvoir financier par la dépense publique, maîtrise d’une masse colossale d’informations, voilà les trois principales orientations de la croissance du pouvoir politique dans les sociétés contemporaines. L’autonomie de l’individu a-t-elle encore la moindre chance historique de subsister ?
Une réponse nuancée s’impose, mais tout n’est pas perdu. Les dérives du pouvoir politique dans les sociétés développées représentent sans doute l’acmé d’une période de l’histoire qui s’achève. La roche tarpéienne est proche du Capitole. La formule s’applique aussi à l’hégémonie étatique actuelle qui masque des failles profondes.
Deux idées générales, qui mériteraient de longs développements, permettent de penser que la liberté conserve ses chances pour l’avenir à long terme.
- La crise du politique. Notre perception du politique est encore celle du passé : la désignation de gouvernants en charge des décisions stratégiques et de la gestion de l’entité politique considérée. Nous pensons toujours le politique en termes de gouvernants et de gouvernés. La fluidité complète de l’information, la possibilité de déterminer instantanément l’état de l’opinion, l’approche nécessairement collective et pluridisciplinaire des problèmes, la répartition et la pluralité croissante des centres de décision sont des éléments qui conduisent à remettre en cause cette dichotomie gouvernants-gouvernés. Le politique, tel que nous le concevons, va probablement disparaître pour donner naissance à une horizontalité décisionnelle inédite. Jupiter ne va pas dans le sens de l’histoire.
- La globalisation de la communauté humaine. Nous vivons les derniers instants d’une courte période de l’histoire de l’humanité au cours de laquelle la division du territoire et la lutte pour son appropriation ont été des éléments structurants. Le découpage politique et territorial de notre planète en Etats-nations rivaux cherchant à dominer relève des instincts animaux et non de la raison. Il provient d’une évolution d’environ 10 000 ans qui commence avec les villages néolithiques, se poursuit avec les cités antiques, puis les empires et royaumes. L’époque actuelle se caractérise principalement par des interdépendances globales à l’échelle planétaire, mais sa structure politique dominante reste axée sur un découpage territorial en Etats. Cette organisation du monde ancien s’effrite sous nos yeux car elle est de plus en plus inadaptée à notre intelligence collective et à ses réalisations. Les sciences et les mathématiques constituent un langage universel et les recherches fondamentales, en physique ou en biologie par exemple, sont publiées dans une langue presque unique (l’anglais) et sont à la disposition de l’ensemble de la communauté humaine. L’information circule en toute liberté sur les réseaux informatiques et si quelques pouvoirs politiques autoritaires cherchent à entraver cette liberté, ils font figure de puissances archaïques totalement coupées des évolutions profondes de l’humanité. Les États-nations territoriaux représentent le passé, le monde est notre avenir.
Démocratie ?
« La démocratie est le pire des gouvernements, à l’exception de tous les autres. » La formule bien connue de Churchill a au moins le mérite de ne pas surévaluer cette forme d’organisation du pouvoir politique. Il n’y a pas de démocratie parfaite et l’élection des dirigeants ne les autorise pas à restreindre notre liberté individuelle au nom de la démocratie. A terme, il n’y aurait alors plus de différence entre démocratie et totalitarisme. Aldous Huxley l’avait bien compris : « La dictature parfaite aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader. Un système d’esclavage où grâce à la consommation et au divertissement les esclaves auraient l’amour de leur servitude. »
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