Les paradoxes de la liberté (2) Mondialisation et populisme
23/06/2018
Patrick AULNAS
La mondialisation ou globalisation est une forme de libération du joug étatique, peut-être même du joug politique qui pèse sur l’humanité depuis des millénaires. Mais cette libération peut avoir des conséquences individuelles douloureuses qui conduisent les citoyens des démocraties à élire des dirigeants promettant protection publique et fermeture des frontières. Le repli n’a jamais favorisé la liberté, mais il constitue pour certains une sorte de dernier recours.
Mondialisation et globalisation cognitive
La mondialisation est sans aucun doute un phénomène économique et financier. C’est son aspect le plus polémique. Il est en effet facile de promettre une élévation du niveau de vie en restaurant le protectionnisme d’antan. Donald Trump ne s’en prive pas en s’adressant à un électorat d’ouvriers au chômage. A court terme, il est possible de faire redémarrer ainsi quelques activités qui subsisteront le temps que durera la protection douanière. Mais à long terme, le décrochage par rapport au reste du monde constituera un handicap. Produire à des coûts élevés ce que l’on peut trouver pour beaucoup moins cher sur le marché international conduit nécessairement à affaiblir la compétitivité.
Une telle politique restrictive des échanges suppose une incompréhension totale des évolutions en cours. La globalisation économique n’est que le résultat d’un processus plus vaste qui affecte l’humanité : la mise en commun des connaissances et des savoir-faire. A partir du moment où l’information, les produits et les hommes circulent librement sur notre petite planète, la destruction créatrice schumpétérienne se propage rapidement à la terre entière. Rapidement à l’échelle de l’histoire, pas à l’échelle d’une vie humaine.
L’accélération est phénoménale et de multiples exemples pourraient être cités. Ainsi, il est généralement admis que c’est en Chine que furent mis au point la fabrication du papier et de la poudre à canon. Les dates sont incertaines, mais se situent avant J.-C. La méthode de fabrication de la poudre n’atteint les pays arabes que vers le 8e ou le 9e siècle et les pays occidentaux au 12e ou 13e siècle. La périodicité est à peu de chose près la même pour le papier.
A notre époque, il ne faut évidemment pas un millénaire pour qu’une invention se généralise. Le délai est même de plus en plus court. Les premiers pas de l’informatique datent de l’entre-deux guerre. En trois-quarts de siècle, la planète entière a été informatisée. Internet est le successeur d’Arpanet qui a vu le jour en 1969. Moins d’un demi-siècle plus tard, personne ne peut se passer d’Internet. La mise au point d’un programme de séquençage du génome humain fut lancée en 1985. En 2003 il était achevé.
La mondialisation est d’abord et avant tout un processus d’universalisation cognitive. Sans doute existe-t-il toute une panoplie de protections juridiques de l’exploitation d’une invention (le droit de brevets). Mais cette protection est temporaire et, à l’échelle qui nous intéresse, elle est totalement inopérante. Les brevets protègent les inventeurs tant que leur invention est commercialement exploitable. Mais les évolutions sont si rapides que les brevets anciens perdent rapidement tout intérêt.
Il en résulte que la destruction créatrice se généralise à la planète entière en un laps de temps de plus en plus bref. La mondialisation, c’est fondamentalement cela. Toute tentative d’enrayer ce processus est vaine. Elle peut présenter un intérêt électoral pour un politicien bas de plafond et avide de pouvoir. Mais l’histoire lui rendra la monnaie de sa pièce en le classant dans les petits dirigeants sans envergure.
Mondialisation et liberté
Le fait de pouvoir transmettre nos acquis cognitifs à l’ensemble de l’humanité en en temps très bref ne peut être analysé que comme un progrès de la liberté. Les hommes du 21e siècle découvrent, innovent et offrent à tous leurs contemporains le produit de leurs recherches. Les pouvoirs politiques ont une capacité décroissante à entraver ce processus de globalisation. Les obstacles juridiques aux échanges (droits de douane, etc.) ont beaucoup diminué par rapport aux siècles antérieurs, mais seraient-ils restaurés que la circulation de l’information se poursuivrait. C’est par elle que se généralise la destruction créatrice et les États n’y peuvent rien sauf à instaurer un totalitarisme autarcique féroce qui entraîne en quelques décennies le décrochage du pays et la chute du régime. Le totalitarisme lui-même ne peut donc que retarder un tant soit peu le processus.
La territorialisation de la planète semble donc s’achever. Elle avait commencé au néolithique lorsque les premiers agriculteurs et les premiers éleveurs ont commencé à accaparer des portions de territoire pour protéger leurs activités. Elle s’est poursuivie avec l’instauration des cités, royaumes, empires et enfin des États-nations. La chute de l’État-nation (rien n’est éternel !) n’amènera sans doute pas une forme nouvelle de territoire dirigé politiquement selon le modèle que nous connaissons. La dématérialisation, l’importance croissante de l’information, l’instantanéité de la communication, le travail à distance sont des indices de la régression du territoire. L’homme se libère de la contrainte territoriale par la facilité des déplacements physiques et par la circulation de l’information à la vitesse de la lumière. Mais c’est le second facteur qui est de loin le plus important historiquement. Les déplacements physiques ne sont d’ailleurs pas généralisables à une planète comportant bientôt 10 milliards d’êtres humains.
Pour beaucoup d’entre nous, l’adresse mail est déjà plus importante en termes de communication que l’adresse géographique. En nous libérant de la localisation physique, nous nous libérons aussi de la contrainte des déplacements, même si l’homme d’aujourd’hui trouve encore beaucoup de charme aux voyages. Plus pour longtemps à l’échelle de l’histoire.
La réaction populiste
De telles évolutions suscitent évidemment des réactions politiques. Une réaction politique est une réaction émotive, totalement irrationnelle et qui peut donc être exploitée par n’importe quel tribun de la plèbe. Ils ne s’en privent pas, et pourquoi devraient-ils s’en priver ! Les États démocratiques sont les meilleures structures politiques que nous ayons conçues. Mais ils présentent une faiblesse : l’électoralisme. La majorité gouverne et la majorité peut facilement être manipulée par le verbe dans les périodes de bouleversements majeurs. Nous y sommes.
La réaction dite populiste est une réaction contre la liberté. Le peuple demande protection à l’État comme le serf demandait protection au seigneur. L’essentiel n’a pas changé sur le plan politique. Le peuple a toujours préféré la servitude à la liberté parce que la liberté précarise. La liberté, c’est l’aventure, les lendemains incertains. Et lorsque l’humanité entière s’apprête comme aujourd’hui à une aventure qui risque de chambouler tout son être, le peuple hurle sa peur et demande au pouvoir de lui épargner le risque d’être libre. Protégez-nous contre les innovations constantes venues de l’étranger, protégez-nous des hommes qui se déplacent sur la terre pour améliorer leur sort, protégez-nous de trop d’intelligence et de trop d’audace ! Nous préférons la sécurité dans la servitude à la liberté dans l’incertitude.
Comment résister politiquement à cet émoi ? A droite et à gauche se lèvent les tribuns avec un message élémentaire : donnez-moi votre voix et je vous donnerai quelques certitudes. Et cela fonctionne. La crainte de l’avenir est telle, la peur de la liberté est si grande qu’il suffit de rassurer par quelques bonnes paroles. Les Le Pen, les Mélenchon, les Salvini, les Trump ont le vent en poupe. Il est tellement facile pour eux de se faire les hérauts des aspirations populaires.
Surfer sur l’émotion de gens simples en préconisant protectionnisme et prestations sociales généreuses est à la portée de n’importe quel imbécile. Il faut avoir du charisme, certes, mais le charisme agit sur l’émotion et écarte toujours la rationalité. Suivez-moi, je suis le guide qui vous mènera vers des cieux plus cléments. Il ne faut jamais suivre aucun guide, sauf en montagne. Nous sommes en plaine avec sous nos yeux un immense espace de liberté nouvelle dont certains ne veulent pas.
La peur de l’avenir
La peur de l’avenir explique le populisme comme elle explique l’intégrisme ou le fondamentalisme. Renforcer l’État protecteur en restaurant les frontières ou imposer une conception archaïque de la religion relèvent du même réflexe : se tourner vers le passé pour mieux fuir l’avenir. Il s’agit de figer l’histoire par crainte de toute aventure. Evidemment, cela ne fonctionne pas longtemps car le destin des hommes est tout entier dans leur liberté. Seul être intelligent sur la petite planète, il expérimente, fait des projets, interroge tous les possibles. Craindre l’avenir, c’est craindre la liberté et renoncer à ce qu’il y a de plus humain dans l’homme.
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