Totalitarisme fiscal et démocratie
17/08/2016
Patrick AULNAS
Si le modèle de collecte étatique de l’information fiscale était généralisé, nos sociétés seraient totalitaires. Cette affirmation peut paraître provocante mais elle reflète assez bien l’intensité de la surveillance publique dans le domaine économique. Il semble y avoir une corrélation entre développement économique et contrôle étatique de l’économie. Du moins l’histoire du 20e siècle permet de l’observer avec la construction des États-providence dans tous les pays développés. Le potentiel totalitaire des États démocratiques n’est pas seulement une fiction romanesque.
La fiscalité : des sous, des sous, mais aussi des informations
La première fonction des prélèvements obligatoires est évidente : collecter de l’argent pour faire fonctionner les administrations publiques et assurer la couverture des prestations sociales (retraite, santé, famille, chômage, etc.). Mais cette collecte ne peut fonctionner qu’avec un système d’information très puissant concernant les personnes physiques et les personnes morales.
Chaque citoyen connaît bien le niveau de détail de la déclaration d’impôt sur le revenu. Si la situation est simple (un ou deux salaires), un seul document suffit. Mais dès que l’on dispose de plusieurs sources de revenus, les choses se compliquent. Les travailleurs indépendants (commerçants, artisans, libéraux), sont condamnés à recourir à un expert-comptable pour le calcul de leur bénéfice fiscal. Si cette assistance n’est pas légalement obligatoire, s’en dispenser devient très risqué si l’on dépasse le stade de la micro-entreprise. En cas de multiples revenus mobiliers avec d’éventuelles plus-values ou moins-values de cession, même chose. La complexité devient telle qu’une assistance professionnelle est fortement conseillée. La fortune des avocats fiscalistes tient à la complexité et à la technicité du droit fiscal.
L’administration dispose ainsi d’une base de données nominative sur la situation économique de chaque famille française. Qui plus est, cette base de données est mise à jour chaque année par les contribuables eux-mêmes du fait des obligations déclaratives. Internet est un allié puissant du fisc puisque la saisie de l’information est réalisée directement par le contribuable. Autant d’économies pour l’État sur les charges de gestion du système.
La surveillance généralisée de l’économie concerne aussi les personnes morales. L’impôt sur les sociétés nécessite en effet la transmission au fisc d’une liasse fiscale très lourde comportant toutes les données comptables essentielles. En cas de contrôle, rien n’est secret. L’administration a accès à l’ensemble de la comptabilité, mais aussi à la correspondance et au système d’information de l’entreprise dans son ensemble. La fiscalité de la TVA permet également à l’administration de situer parfaitement le montant des chiffres d’affaires et des achats de toutes les entreprises, quelle que soit leur forme juridique.
Le totalitarisme fiscal
Il n’est donc pas excessif d’affirmer que nous sommes sous l’emprise d’un véritable totalitarisme fiscal. Les dernières opportunités d’optimisation fiscale, concernant principalement les grands groupes capitalistes, sont aujourd’hui la cible des États surendettés. Le jeu du chat et de la souris se poursuivra certainement un temps. Mais pour qui a observé l’évolution dans ce domaine depuis plusieurs décennies, l’issue ne fait aucun doute. Les mailles du filet deviennent de plus en plus serrées.
Songez, par exemple, que l’imposition des plus-values n’existait pas dans les années 1960. Vous pouviez par exemple acheter et revendre des actions avec profit sans subir d’impôt sur la plus-value de cession. Un grand nombre d’opérations échappaient encore à l’impôt à cette époque parce que l’administration fiscale avait beaucoup de retard sur la réalité économique. Ainsi, certaines personnalités du milieu des affaires ou du spectacle acquerraient de vastes propriétés à la campagne, déclarées comme exploitations agricoles. Rénovation des bâtiments, aménagement d’un parc, d’une piscine, etc. représentaient évidemment des charges élevées. Il en résultait un déficit agricole… imputable sur les autres revenus (dividendes, salaires, honoraires, etc.). L’État payait la rénovation de la résidence secondaire. En toute légalité.
Un potentiel de liberté sous étroite surveillance
Tout cela est désormais impossible et pratiquement aucun revenu n’échappe à l’impôt. Des montages complexes au niveau international sont nécessaires pour fuir la vindicte fiscale, mais ils sont illégaux. On peut évidemment considérer que la « justice fiscale » (existe-t-elle ?) y a gagné. Pourquoi en effet certains revenus échapperaient à l’impôt quand d’autres y sont soumis ? Embrasser toute la réalité économique et la plier à la dure loi du prélèvement obligatoire serait donc un progrès.
Mais qu’est-ce que la liberté économique lorsque l’ogre étatique est capable de surveiller par le menu toutes les opérations des personnes privées ? Elle devient un simple potentiel de liberté extensible et réductible selon le bon vouloir de la puissance publique. La micro-entreprise illustre cette idée. Jusqu’à quel niveau de chiffre d’affaires admettre une certaine défiscalisation ? La droite est légèrement plus généreuse. Les socialistes se méfient comme de la peste de tout ce que l’État ne peut surveiller. Même la toute petite activité économique doit subir le joug étatique.
Un autre débat en cours concerne l’économie collaborative (Uber, Airbnb, etc.). La question posée est révélatrice d’une mentalité. Comment faire entrer ces nouvelles activités dans l’orbite du contrôle étatique ? Vu de Bercy, il est évidemment hors de question qu’un secteur nouveau de l’économie échappe à l’emprise de l’État. Tous les partis politiques adhèrent à ce principe de base du totalitarisme. La liberté véritable n’est donc même plus considérée comme envisageable.
Transposons à d’autres domaines
Les habitants des pays développés ne s’étonnent plus du contrôle étatique de l’économie par le biais des systèmes fiscaux. Il s’agit pour eux de la contrepartie des services fournis par la puissance publique. Le libéralisme économique est, convenons-en, très minoritaire. Pourtant, si l’on transposait le Big Brother fiscal à d’autres domaines, les mêmes citoyens se révolteraient immédiatement. Supposons par exemple que l’État mette en place une base de données concernant la culture et les loisirs. Chaque citoyen devrait déclarer chaque année s’il est membre d’une association culturelle ou sportive (dénomination sociale requise), s’il part en vacances (où et pour quelle durée ?), s’il a voyagé à l’étranger (dans quel pays ?), s’il fréquente des théâtres, des cinémas des salles de concert (lesquels ?), etc. Chacun crierait à la dictature. Tollé immédiat, révolution assurée.
Un modus vivendi précaire
Cette démonstration par l’absurde permet simplement de mettre en évidence notre conditionnement social et politique en ce qui concerne la liberté. Les hommes des pays riches ont accepté le joug d’un État surpuissant financièrement mais ils tiennent par-dessus tout à leurs libertés publiques. Ils ont accepté la sécurité promise par l’État-providence en renonçant à leur liberté dans le domaine économique. Esclaves économiques de la puissance publique, ils revendiquent une liberté totale dans les domaines politique, culturel, sociétal.
La pérennité de ce modus vivendi, mis en œuvre à la fin du 20e siècle, n’est pas du tout assurée. Pour des raisons tenant à l’actualité (surendettement public, terrorisme de masse) mais aussi pour des raisons philosophiques. La liberté peut-elle être scindée ? Liberté ici, servitude là ? La réponse est négative. Si un pouvoir devient surpuissant et instaure des instruments de contrôle nominatifs des citoyens, ces instruments pourront être utilisés à n’importe quelle fin. Ils constituent une menace permanente pour la liberté.
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