L’État et le prix du temps
29/02/2016
Patrick AULNAS
Les États ont une propension à s’endetter presque pathologique qui trouve sa source dans le politique. Les politiciens sont de mauvais gestionnaires et nombre d’entre eux professent un souverain mépris pour la gestion, en particulier à gauche. Leur rôle serait beaucoup plus noble : tracer le devenir historique des peuples, voire même bâtir une autre société. Les socialistes, par exemple, ont « un projet » pour leurs électeurs. D’où les dépenses. Mettre en œuvre le projet n’est pas gratuit. Ce sont les électeurs qui payent, même les opposants, démocratie oblige. Les impôts étant impopulaires, l’endettement massif prend le relais et les intérêts à supporter deviennent très lourds. La tentation de réduire la charge d’intérêt est alors tout à fait naturelle et relèverait même de la bonne gestion dans le cas d’une entreprise. Mais dans un État qui dispose du pouvoir politique il en va différemment. Il ne s’agit pas seulement de gérer habilement l’endettement par la renégociation des emprunts mais aussi de spolier les créanciers autant que faire se peut.
Planche à billets et inflation
La première méthode est tout simplement l’inflation. Il suffit que le taux d’inflation soit supérieur au taux nominal de l’emprunt. Le taux d’intérêt réel (taux nominal – taux d’inflation) est alors négatif. Autre avantage de l’inflation : la dépréciation des dettes. En cas d’inflation, les prix et les salaires augmentent, les chiffres d’affaires des entreprises et les bénéfices également. Mais salaires, bénéfices et chiffres d’affaires étant les bases de calcul des impôts et taxes (impôt sur le revenu, impôt sur les bénéfices des sociétés, TVA principalement), les recettes publiques augmentent également et la dette s’amenuise en valeur relative.
Depuis 1945, quelques périodes de forte inflation se sont accompagnées de taux réel négatifs en France. Entre 1945 et 1948, l’inflation dépassait les 40%, entraînant des taux d’intérêt réels négatifs compris entre -2 et -10%. En 1958 et 1974, l’inflation s’étant élevée à 15,1% et 13,7%, les taux d’intérêt réels devinrent fortement négatifs. Les États ont donc une attirance spontanée et très intéressée pour la hausse de prix, pourvu qu’elle ne se transforme pas en inflation galopante comme dans les années 1920 en Allemagne.
Mais l’inflation ne se décrète pas, même si historiquement, le fonctionnement massif de la planche à billets constituait une politique inflationniste.
Crédit abondant et Quantitative easing
L’inflation étant aujourd’hui très faible, les États se sont vus dans l’obligation de peser de tout leur poids sur les taux d’intérêt, toujours afin de réduire à néant la charge de la dette publique. Depuis la crise de 2007-2008, la politique de Quantitave easing consiste, indirectement, à inonder le marché de liquidités afin de rendre le crédit bon marché. La réussite est complète pour les États qui ne sont pas en situation de faillite virtuelle comme la Grèce. Les taux d’intérêt réels supportés par les États les plus riches sont proches de zéro ou négatifs. Une étude réalisée par l’économiste américaine Carmen Reinhart sur la période 2008-2011 pour quatorze pays riches montre que les taux des bons du trésor à court terme sont négatifs sur la moitié des observations et inférieurs à 1% sur 82% des observations. (*)
Un principe fondamental du capitalisme
Les États tentent donc d’échapper à un principe de base du capitalisme : le prêt à intérêt. S’ils affichent volontiers leur adhésion à l’économie de marché, ils font tout pour ne pas être traité comme un débiteur ordinaire qui doit payer les intérêts de ses emprunts. Le prêt à intérêt n’apparaît qu’avec l’avènement du capitalisme. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, le prêt d’argent était assimilé à un service non marchand que rendait un riche à un pauvre. Thomas d’Aquin considère ainsi que demander un intérêt constituerait un acte de violence du fort envers le faible. Le créancier doit donc se montrer bienveillant et ne récupérer que son capital sans exiger d’intérêt. Mais Thomas d’Aquin pense également que le débiteur ne doit pas payer pour le temps d’utilisation de l’argent emprunté. Le temps n’est pas évaluable en argent, on ne peut acheter le temps. Il s’agit là pour lui d’une loi naturelle.
Dès la Renaissance, cette proscription du prêt à intérêt est remise en cause, en particulier par Luther et Calvin. Calvin distingue deux cas. Le prêt d’un riche à un pauvre ne saurait être assorti d’un intérêt pour les raisons développées par Thomas d’Aquin. Mais le prêt accordé à un marchand qui veut investir peut comporter un intérêt car il est légitime que le prêteur obtienne une part du profit réalisé. Ce premier pas sera suivi de beaucoup d’autres qui aboutiront à la conception contemporaine du prêt à intérêt.
L’échange intertemporel
Aujourd’hui, le taux d’intérêt est considéré comme le prix du temps, conception antinomique de celle de Thomas d’Aquin. Que signifie cette expression ? Un exemple permettra de le comprendre. Si je ne possède pas l’argent nécessaire pour me procurer la maison de mes rêves, je peux emprunter cet argent. Je disposerai de la maison, par exemple 15 ans plus tôt que s’il avait fallu épargner au préalable le montant total. Mais pendant 15 ans, je rembourserai peu à peu la somme empruntée, augmentée d’un intérêt. Le prêt à intérêt me permet donc de disposer immédiatement d’une maison. L’intérêt est le prix à payer pour ma préférence pour le présent, le prix du temps. La théorie économique utilise l’expression échange intertemporel parce que j’achète une satisfaction présente en offrant en contrepartie un prix, l’intérêt du capital. Si je devais épargner avant d’acheter ma maison, la satisfaction serait reportée vers l’avenir. L’intérêt me permet donc d’échanger une satisfaction future contre une satisfaction présente, jugée préférable.
L’État doit-il payer le temps ?
Pour répondre à cette question, il ne faut pas perdre de vue l’apparition historique du prêt à intérêt, concomitante du développement du capitalisme. Le prêt d’argent devient un service commercial méritant rémunération alors qu’il était auparavant considéré comme un service non marchand. Une telle conception a permis le financement du développement économique, qui aurait été bloqué en l’absence de profit rémunérant les capitaux prêtés. Mais l’État et le capitalisme se sont toujours regardés en chiens de faïence. L’un représente l’intérêt général, l’autre des intérêts particuliers. Certes, la théorie économique libérale considère que la poursuite par chacun de son intérêt particulier conduit à l’intérêt général. Mais outre qu’elle ne fait pas l’unanimité, elle se heurte au principe démocratique de fonctionnement des États basé sur la représentation élective. L’intérêt général est alors assimilé à la volonté de la majorité.
Si le capitalisme a impérativement besoin du prêt à intérêt pour se financer, l’État dispose, lui, de la violence légitime de la majorité au pouvoir, censée représenter l’intérêt général. Il peut prendre de force, par l’impôt, les ressources nécessaires pour financer ses dépenses. Il n’est pas du tout naturel pour un État de s’endetter en utilisant le prêt à intérêt, instrument capitaliste par excellence.
Le flou artistique des principes budgétaires publics
La théorie économique de l’échange intertemporel s’applique au choix individuel d’une entreprise ou d’un particulier. Celui qui manifeste sa préférence pour le présent en paye le prix. Mais l’État prétend construire l’histoire de l’humanité, tout au moins les politiciens revendiquent-ils cette noble fonction. Bien entendu cette assertion est une supercherie machiavélique puisque l’essentiel de l’histoire ne vient pas du politique mais de la science, de l’économie, voire de l’art. Mais cette évidence étant occultée, l’emprunt d’État vise, selon ses défenseurs, à investir pour le futur, à construire la société de l’avenir. Si l’on faisait remarquer à un emprunteur public qu’il manifeste une préférence pour le présent, il se récrierait. Il construit notre histoire, c’est bien évident.
La théorie économique du prêt à intérêt suppose d’ailleurs que l’emprunteur soit personnellement intéressé. Lorsqu’une entreprise finance un investissement par l’emprunt, elle effectue au préalable un calcul de rentabilité d’investissement en actualisant les flux financiers positifs et négatifs, ces derniers comprenant les intérêts d’emprunt. Si la valeur nette actualisée est positive, l’investissement est prévisionnellement rentable. Mais dans le cas d’un investissement public, il est en général impossible de dire quelle est la modalité de financement. Cela tient au principe de non affectation des recettes qui domine les finances publiques. Lorsque le budget de l’État est déficitaire, c’est-à-dire en permanence, le déficit est comblé par des emprunts. Mais il est impossible d’affecter ces emprunts à telle ou telle dépense. Les principes budgétaires publics l’interdisent. Les recettes publiques, y compris les emprunts, financent les dépenses publiques de façon globale. Il faudrait faire des hypothèses plus qu’hasardeuses pour calculer par actualisation la rentabilité d’un investissement public. Les intérêts des emprunts publics constituent donc « la charge de la dette » sans qu’il soit possible de les affecter à telle ou telle dépense.
La gestion financière publique relève ainsi d’un flou artistique qui n’a pas le charme d’un tableau impressionniste. La bonne gestion suppose d’abord une grande rigueur et une capacité d’analyse qu’interdisent les principes fondamentaux des finances publiques.
Contribuables et usagers
Qui paye les intérêts des emprunts publics ? Tous les contribuables et pas seulement les usagers. Supposons qu’une commune ait fait construire un stade qui représente le principal investissement de l’année. Un emprunt remboursable en 15 ans a été nécessaire pour équilibrer le budget d’investissement de la commune. Tous les contribuables de la commune supporteront pendant 15 ans les intérêts de l’emprunt. Peu importe qu’ils soient des assidus du stade ou qu’ils ne s’y rendent jamais. La justification est la solidarité. Lorsque des politiciens décident de construire un stade, cet investissement relève automatiquement de l’intérêt général. Tous les contribuables doivent donc solidairement participer au financement. Cette logique est totalement étrangère au prêt à intérêt privé. Dans ce cas, seul celui qui manifeste par l’emprunt sa préférence pour le présent supporte les intérêts. Dans le cas d’un emprunt public, des personnes qui ne bénéficient nullement de l’investissement doivent payer indirectement les intérêts. C’est l’effet de la violence légitime au service d’un intérêt général conçu de plus en plus extensivement.
Emprunt public et arbitraire politique
L’emprunt public relève donc d’une toute autre logique que l’emprunt privé. Si les collectivités publiques rechignent tant à payer des intérêts, c’est qu’elles jugent illégitime de payer le prix du temps. En vérité, l’État devrait toujours payer cash pour respecter la logique démocratique. Cela signifie qu’il devrait financer ses dépenses exclusivement sur prélèvements obligatoires.
L’endettement public constitue un abus de pouvoir permettant aux gouvernants du moment d’imposer leurs choix de préférence pour le présent, baptisés abusivement projets politiques. Ils éludent ainsi les contraintes législatives du vote des impôts. Mais ce faisant, ils portent atteinte au principe démocratique lui-même. Lorsqu’ils cherchent ensuite à réduire à néant le montant de l’intérêt réel par la création monétaire, ils commettent un autre abus de pouvoir visant à priver les créanciers de la juste rémunération de leur épargne.
A la base de cette dérive se situe la pensée de Keynes ou l’interprétation de convenance qu’en font les hommes de l’État. La demande doit être suscitée par tous moyens, en particulier par le financement à crédit. S’il faut ensuite inonder le marché de liquidités pour supprimer l’intérêt réel, qu’importe ! L’essentiel est d’entretenir artificiellement la consommation et l’investissement en faisant prévaloir arbitrairement ses propres choix tout en imposant la charge des intérêts aux générations futures. Le vote obligatoire de l’impôt avant toute dépense freinerait ces ardeurs dépensières. Voilà la seule justice.
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