Politique et numérique

18/03/2014

Patrick AULNAS

Selon la dernière étude du cabinet de conseil en stratégie Booz & Company, Google et Apple sont en 2013, et pour la quatrième année consécutive, les entreprises les plus innovantes. Pourtant, les heurts entre le gouvernement français et les grandes entreprises du numérique se multiplient. Cette situation conflictuelle reflète la distance croissante qui sépare ces deux univers. La gauche n'est plus aujourd'hui en harmonie avec le progrès, sans doute parce que sa base électorale voit l'avenir avec pessimisme.  Voici, rapidement récapitulés, les principaux symptômes apparents pour le grand public des rapports conflictuels qu'entretient la gauche française avec les entreprises les plus dynamiques.

1. Selon la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, s'exprimant lors des Rencontres nationales de la librairie de Bordeaux, « tout le monde en a assez d'Amazon » et de ses « pratiques de dumping ». Il s'agit bien entendu pour la ministre de protéger le monde de l'édition traditionnelle, les imprimeurs et le réseau des libraires bénéficiant déjà de la réglementation du prix du livre.

2. Un désaccord entre L'État français et Google est apparu à propos de l'imposition des bénéfices de cette société. Le ministère des finances réclame à Google un milliard d'euros d'impayés. Google, comme toutes les grandes sociétés, pratique l'optimisation fiscale. Il s'agit de minimiser son impôt sur les sociétés en jouant sur les différences de taux d'imposition entre États. Les bénéfices sont réalisés dans les États à faible taux d'imposition : l'Irlande pour Google. Cela n'a rien d'illégal et existe depuis des décennies. Mais les États n'acceptent pas d'être mis en concurrence. Les hommes politiques pensent qu'il est légitime de taxer les entreprises et les individus selon leur bon plaisir. Le terme droit régalien employé pour le droit de prélever l'impôt est explicite.

3. La CNIL (Commission Nationale de l'informatique et des libertés) a infligé à Google une amende de 150 000 € pour non-respect du droit français en matière de protection des données privées collectées par cette société (mails, consultation de sites internet, etc.). La CNIL est évidemment dans son rôle de défense des libertés individuelles. Mais chacun voit bien que cela n'aura aucun impact historique. Les informations sont enregistrées de multiples façons (téléphones mobiles, cartes bancaires, péages autoroutiers, etc.). Presque toutes les dépenses sont déjà traitées par ordinateur. Bientôt, tous les déplacements le seront puisqu'on instaure peu à peu des systèmes informatiques urbains de gestion du trafic (péages urbain ou repérage des immatriculations par caméras). La géolocalisation prend de plus en plus d'importance. Le monde politique et ses satellites n'ont aucune chance d'entraver cette évolution.

Ces rapports difficiles s'expliquent aisément en comparant des caractéristiques principales du monde politique et du monde numérique (technologies de l'information et de la communication). Ils vivent à des années-lumière l'un de l'autre.

1. Pragmatisme et dogmatisme. La science et la technologie sont des disciplines soumises par essence au pragmatisme. Il faut chercher, tenter de comprendre, puis mettre au point des innovations. La sanction est immédiate : cela fonctionne ou non. Les politiques, surtout lorsqu'ils sont de gauche, ont une idée préconçue du futur. Ils cherchent à imposer un modèle théorique pour des raisons théoriques. La sanction n'intervient que très tardivement par l'effondrement du modèle imposé. L'exemple-type, au 20e siècle, est l'URSS. Ces deux approches renvoient à deux conceptions du progrès. Pour le pragmatisme, la science, ou d'une manière générale notre intelligence créative, détermine notre devenir. Pour le dogmatisme, il convient de concevoir un modèle social jugé souhaitable (pourquoi ?) et de s'en rapprocher.

2. Les modalités de l'action. L'industrie du numérique a déjà dépassé conceptuellement le stade historique de l'Etat-nation. Elle vit dans un monde globalisé pour lequel les frontières politiques représentent un archaïsme. Elle pense en termes planétaires et en se projetant largement dans un avenir considéré comme un espoir. Il ne fait pas de doute pour les cadres de ces entreprises que l'intelligence humaine est source de progrès et que les décennies qui viennent en apporteront la preuve. Il s'agit d'innover, de développer des nouveaux produits, d'améliorer les capacités logicielles et d'exploiter au mieux le big data désormais à notre disposition pour améliorer la connaissance des groupes humains. Tout ce travail s'accomplit sur des ordinateurs, en améliorant des programmes, en dialoguant en ligne avec les spécialistes du monde entier. L'adaptation aux évolutions est instantanée.

La vie politique, elle, se déroule essentiellement au niveau des États-nations ou des collectivités locales. Il s'agit d'un univers d'assemblées, de réunions, de conseils, de partis. La moindre décision suppose le respect d'une lourde procédure, garantie de la démocratie. L'organisation est territoriale (conseil ou assemblées locales, Parlements nationaux, etc.). Les campagnes électorales fonctionnent toujours par collage d'affiches, réunions publiques, discours vagues permettant des promesses irréalisables. Nous sommes dans un monde du papier à distribuer et de la parole inconsistante cherchant à séduire ou à émouvoir. Les évolutions sont lentes car il faut convaincre des groupes sociaux crispés sur le passé. On ne peut percevoir le fonctionnement politique de nos sociétés que comme une survivance du passé : chefs de tribus, rois de droit divin, leaders révolutionnaires, militaires héroïques. Les chefs d'État sont les derniers héritiers de ce monde en voie d'extinction.

Le clivage entre numérique et politique est en définitive philosophique. L'analyse du présent et la conception de l'avenir divergent totalement. La gauche française n'a pas pris clairement conscience qu'un monde nouveau est en train de naître. Elle se heurte à lui en cherchant à rester en harmonie avec ses courants les plus archaïques. Après s'être coupé du milieu de la finance, considéré comme l'ennemi numéro un, le gouvernement français entre en conflit avec les acteurs les plus innovants du monde actuel. Cette attitude semble plaire aux plus crédules. Mais nous n'avons aucune chance de gagner en jouant le passé contre l'avenir.

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