Thomas Couture. Romains de la décadence (1847)
Cliquer sur les images ci-dessus
Patrick AULNAS
Thomas Couture (1815-1879), peintre de compositions historiques, réalise dans sa jeunesse son tableau le plus célèbre et probablement son chef-d’œuvre : Romains de la décadence. Il ne marquera plus l’histoire de l’art par la suite.
Thomas Couture. Romains de la décadence (1847)
Huile sur toile, 472 × 772 cm, Musée d'Orsay, Paris.
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
Contexte historique
L’époque se prête à ce type de peinture. Le règne de Louis-Philippe (1830-1848) touche à sa fin, une crise économique sévit de 1846 à 1848, des scandales atteignent certaines personnalités du gouvernement. Une impression de fin de règne existe donc et la Révolution de 1848 conduira à la brève Deuxième République (1848-1852) avant la prise du pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte et le Second Empire (1852-1870).
D’un point de vue artistique, le romantisme est peu à peu supplanté par un courant réaliste se manifestant dans la peinture de paysage et dans l’avènement de thématiques rurales et sociales. Le courant académique domine cependant encore dans toute la bourgeoisie et l’aristocratie, commanditaires des œuvres d’art. C’est donc en dénonçant la décadence de son époque avec une immense composition académique concernant le Bas-Empire romain que Thomas Couture accède à la célébrité à l’âge de 32 ans. Le tableau, que l’artiste avait mis trois ans à réaliser, reçoit le premier prix au Salon de 1847 et une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1855.
Analyse de l’œuvre
Dans un cadre architectural antique, le peintre représente une scène de banquet dérivant vers l’orgie. Il s’agit d’une extrapolation de peintures ou sculptures romaines du type de celles découvertes à Pompéi :
Scène de banquet, fresque de Pompéi, 1er siècle apr. J.-C.
Pour s’imposer, le jeune Thomas Couture choisit donc de choquer les amateurs d’art du milieu du 19e siècle. Aucune difficulté à cet égard puisque le public visé est très majoritairement catholique et d’une extrême pruderie en ce qui concerne la sexualité. L’accumulation de corps masculins et féminins plus ou moins dénudés permet d’atteindre l’objectif. En ajoutant une dimension éthylique avec quelques coupes levées en guise de provocation, le spectateur de 1847 croit avoir sous les yeux l’image fantasmée de la bacchanale romaine.
La religion omniprésente imposait plutôt la sagesse sous le règne de Louis-Philippe, mais le tableau se veut malgré tout une réprobation des mœurs de l’époque. Le musée d’Orsay, dans son commentaire, l’indique clairement :
« Au-delà de l'illustration d’un texte ancien, Couture fait allusion à la société française de son temps. Jacobin, républicain et anticlérical, il critique la décadence morale de la France de la Monarchie de Juillet, dont la classe au pouvoir avait été discréditée par une série de scandales. Ce tableau est ainsi une "allégorie réaliste", d'ailleurs, les critiques d'art de 1847 voyaient dans ces romains "Les Français de la décadence". »
Pour être exposée au Salon officiel, l’œuvre devait passer sous les fourches caudines d’un jury acquis aux normes de l’art classique. Le peintre doit donc conjuguer l’impression de débauche et l’impératif de beauté défini par l’Académie dès le 17e siècle. Il y parvient remarquablement. Le cadre de la scène est parfaitement délimité par l’ensemble architectural. La palette restreinte (gris, blanc, bleu essentiellement) et l’absence de contrastes violents répond aux exigences académiques. Les corps idéalisés sont de rigueur : hommes athlétiques, femmes minces et élégantes, même dans le laisser-aller. Ces débauchés ne doivent l’être que de façon intermittente car ils prennent grand soin de leur corps en pratiquant l’exercice physique. Les belles romaines décadentes de Couture n’ont rien à envier aux Trois Grâces de Rubens (1636-38).
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
En admirant la nudité de corps très beaux dans un cadre collectif faisant référence à la sexualité, le spectateur ou la spectatrice de 1847 franchissait un interdit avec bonne conscience puisqu’il s’agissait de condamner la décadence. Le plaisir des yeux se mêlait au confort moral, avec l’hypocrisie de bon aloi qu’il convenait d’afficher.
La décadence peut-elle être belle ? Selon les peintres de l’académisme, elle le doit car c’est une condition d’accès au domaine de l’art. Il faut attendre les courants ultérieurs de l’histoire de l’art pour élargir le champ des possibles et représenter sans fard la réalité la plus cruelle de la condition humaine. Celle-ci avait parfois été abordée auparavant par les artistes, mais à titre exceptionnel, l’art devant en principe produire une image idéalisée, confondue avec le concept de beauté (exemples de réalisme pictural antérieur : Pieter Brueghel l'Ancien, Les mendiants, 1568) ; Bartolomé Estéban Murillo, Le jeune mendiant, 1645-50). Thomas Couture aspirant à la reconnaissance officielle, il lui est impossible d’associer décadence et corps difformes. Tout au plus peut-il se permettre un certain relâchement dans les postures. Aussi oppose-t-il la dignité et la noblesse des figures de la statuaire romaine de la République à l’avachissement du Bas-Empire.
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Le département des Arts graphiques du Louvre possède une esquisse du tableau comportant à peu de choses près l’ensemble des éléments de la composition.
Thomas Couture. Esquisse pour Les Romains de la Décadence
Crayon de couleur, pastel, mine de plomb sur papier, 51 × 82 cm, musée du Louvre.
En définitive, ce tableau, très éloigné de l’orgie, ne comporte qu’un érotisme allusif dans un cadre particulièrement paisible. Avec la levée du jour, qui transparait à l’arrière-plan, tous ces romains noctambules vont bientôt aller dormir. Cette décadence très convenable est sauvée par la tristesse infinie des visages qu’il faut examiner attentivement pour percevoir l’émotion de l’artiste et par suite la nôtre.
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Thomas Couture. Romains de la décadence, détail
Autres compositions sur des thèmes proches
La dimension tragique du destin des hommes constitue un thème important de l’histoire de l’art. La décadence, le déclin des civilisations, les ravages de la guerre ou encore l’enfer ont toujours intéressé les artistes.
Ambrogio Lorenzetti. Effets du mauvais gouvernement sur la campagne (1337-39). Fresque, Palazzo pubblico, Sienne. La campagne subit les affres de la guerre. Les soldats parcourent les champs et détruisent les cultures. Les habitations sont incendiées. |
Jérôme Bosch. Le jardin des délices, aile droite, l’enfer (v. 1500). Huile sur bois, 220 × 97 cm, Musée du Prado, Madrid. L’enfer, tel qu’un artiste imaginatif pouvait se le représenter. Les spécialistes tentent de fournir une interprétation symbolique de certains détails, mais il ne s’agit que d’interprétations. |
Cranach l'Ancien. L'âge d'argent (v. 1530). Huile et tempera sur bois, 50 × 36 cm, National Gallery, Londres. Le mythe du paradis perdu, présent dans la plupart des religions, a souvent été repris par la poésie et la littérature. Cranach l’Ancien illustre ici l’âge d’argent, qui suit l’âge d’or. L’éden s’est achevé. A l'âge d'argent, les humains ont déjà perdu leur pureté initiale et ne respectent plus les dieux. Zeus les punit en envoyant des guerriers. La disparition des hommes de l'âge d'argent conduira à l'âge de bronze. Ce sera pire ! |
Nicolas Poussin. La peste d'Ashdod (1631). Huile sur toile, 148 × 198 cm, musée du Louvre, Paris. Sujet tiré de la Bible. Les philistins (peuple antique, ennemi d’Israël dans la Bible) sont frappés par la peste parce qu'ils ont apporté à Ashdod l’Arche d’Alliance prise aux Israélites et l’ont placée dans leur temple. L’idole a été brisée par la colère divine et ses débris gisent devant le peuple. |
Eugène Delacroix. Scène des massacres de Scio (1824). Huile sur toile, 419 × 354 cm, musée du Louvre, Paris. « « Il s’agit là d’un sujet d’actualité : la guerre d’indépendance qui opposa, au début du XIXe siècle, les Grecs aux Turcs. Sur l’île de Scio, des milliers de Grecs furent massacrés. Delacroix trouve là matière à une œuvre de grand format. Déplacez-vous de gauche à droite en fixant les visages et les corps éclairés. Le dénuement, l’effroi ou la lassitude ne se lisent-ils pas dans les expressions ? L’horreur de la guerre est suggérée par la nudité et l’affaissement physique des vaincus. Voyez tout près les lames des poignards. Larmes et sang coulent sur le corps d’un couple qui se meurt. Les vainqueurs armés et vêtus de leur uniforme sont rejetés dans l’ombre et augurent du destin funeste de leurs victimes. Éloignez-vous et levez les yeux vers le lointain. L’alternance de taches sombres et lumineuses dessine un paysage apocalyptique après une violente bataille. L’imprécision de la touche sert cette impression de désolation. » (Commentaire Louvre, Parcours La fureur de peindre, Eugène Delacroix) |
Pierre Puvis de Chavannes. Bellum, la Guerre (1867). Huile sur toile, 109 × 149 cm, Philadelphia Museum of Art. « Ce tableau fait partie d'une série de quatre, chacun représentant un aspect de la condition humaine : la paix, la guerre, le travail et le repos. Ici, l'état de guerre apparaît dans un paysage sombre et stérile où des gens appauvris et affamés pleurent leurs morts, levant leurs yeux tristes vers le ciel. |
Ajouter un commentaire