Philippe de Champaigne. La fuite en Égypte (1650-1660)
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Patrick AULNAS
Philippe de Champaigne appartient au cercle des plus grands peintres du classicisme français. Son art, tout en retenue expressive, n’exclut cependant pas l’utilisation des couleurs vives, qui illuminent ses compostions religieuses.
Philippe de Champaigne. La fuite en Égypte (1650-1660)
Huile sur toile, 58 ×134 cm, musées d’Art et d’Archéologie, Senlis.
Crédits photographiques : © Christian Schryve
Contexte historique
Ce panneau devait probablement décorer l’appartement d’Anne d’Autriche dans l’abbaye du Val-de-Grâce, actuellement située dans le Ve arrondissement de Paris. Anne d’Autriche (1601-1666) est la reine de France, l’épouse de Louis XIII et la mère de Louis XIV. Très pieuse, elle visite fréquemment des monastères et décide de fonder une abbaye dans la décennie 1620. Le chantier durera plusieurs décennies. C’est après la mort de Louis XIII qu’Anne d’Autriche, devenue régente du royaume, demande à l’architecte François Mansart (1598-1666) de poursuivre les travaux. Elle se réserve quelques pièces dans l’édifice. Les spécialistes supposent que La fuite en Égypte décorait l’une de ces pièces, mais il n’existe pas de certitude à ce sujet.
Le Val de Grâce. Vue actuelle d’une partie des bâtiments
Le musée de Senlis indique que la partie supérieure du tableau a été coupée sur une trentaine de centimètres. Peut-être s’agissait-il de le mettre en harmonie avec d’autres œuvres ou avec le cadre architectural des appartements de la reine. Mais ce n’est qu’une simple hypothèse.
La fuite en Égypte de la Sainte Famille
La fuite de la Sainte Famille (Joseph, la Vierge et l’Enfant Jésus) constitue un des grands thèmes classiques de la peinture religieuse à partir du 13e siècle. Giotto, Fra Angelico, Joachim Patinir, Cranach l’Ancien, Corrège, Claude Lorrain, Nicolas Poussin et bien d’autres l’utiliseront. L’épisode est relaté dans l’Évangile selon saint Matthieu. Le roi Hérode Ier de Palestine, ayant appris la naissance à Bethléem du roi des Juifs, donne l’ordre de tuer tous les enfants de moins de deux ans se trouvant dans la ville. Prévenu par un songe, Joseph s’enfuit en Égypte avec l’Enfant Jésus et sa mère Marie. Ils y resteront jusqu’à la mort d’Hérode.
Le thème est picturalement intéressant car il permet de saisir les trois personnages en fuite dans un cadre paysager. De multiples choix de composition, de couleur et d’éclairage sont envisageables, d’où la constance des artistes à utiliser le sujet jusqu’au 18e siècle avec l’ambition de le renouveler. Deux variantes principales ont été traitées : la Sainte Famille marche, en général accompagnée d’un âne sur lequel se trouve Marie et son fils, ou bien la Sainte Famille au repos après une longue marche. Philippe de Champaigne a choisi la première variante.
Analyse de l’œuvre
La Sainte Famille chemine dans un paysage typiquement européen pouvant séduire la commanditaire Anne d’Autriche. Le paysage représenté n’a évidemment rien de commun avec celui de Palestine, caractérisé par l’aridité. Voilà une constante du traitement des scènes bibliques par les peintres européens : replacer la scène dans le cadre qui leur est familier. Ces artistes n’ayant d’ailleurs aucune idée de la réalité climatique et paysagère du Moyen Orient, ils reproduisaient avec sincérité ce qu’ils connaissaient.
Philippe de Champaigne. La fuite en Égypte, détail
Crédits photographiques : © Christian Schryve
Ce paysage permet à Philippe de Champaigne de déployer son savoir-faire : la surface de l’eau et son effet miroir, la perspective atmosphérique de la droite avec un éclaircissement progressif dans les lointains aboutissant au blanc sur la ligne d’horizon. Un gros tronc d’arbre sépare deux parties de la composition. A gauche, sur un fond végétal sombre, les deux figures se détachent puissamment. A droite, s’ouvre une perspective vers l’infini nettement plus lumineuse.
Joseph est placé sur un entablement de pierre permettant de traverser la rivière à sec tandis que l’âne portant Marie marche dans une petite profondeur d’eau. Joseph, qui est un personnage très âgé dans le récit biblique, apparaît ici comme un bel homme dans la force de l’âge. Il porte sur l’épaule un baluchon supporté par un bâton en bois, tandis que Marie joue avec son fils qui a pris ses cheveux dans une main. L’humanisation des personnages bibliques est complète et rien ne permet de discerner un quelconque aspect religieux. Autrement dit, il faut avoir la culture des occidentaux pour faire la relation avec le christianisme. Le persan de Montesquieu n’y verrait que le voyage à pied d’un jeune couple avec son enfant.
Philippe de Champaigne. La fuite en Égypte, détail
Crédits photographiques : © Christian Schryve
La grande réussite de Philippe de Champaigne réside dans les couleurs dont il habille ses personnages. Elles illuminent l’ensemble de la composition par le contraste accentué avec l’arrière-plan et le choix de couleurs complémentaires. Ici, le bleu et l’orange juxtaposés attirent immédiatement le regard. L’explication scientifique du rôle optique des couleurs complémentaires ne sera trouvée qu’au 19e siècle par le chimiste français Michel Chevreul (1786-1889), mais les peintres avaient découvert de façon empirique, depuis au moins la Renaissance, que leur juxtaposition produisait un effet lumineux. C’est cet effet qu’exploite habilement Philippe de Champaigne pour transformer un tableau particulièrement sage en une interpellation visuelle du spectateur. Imaginons que la Sainte Famille ait été habillée de nuances de gris ; les figures se confondraient avec le fond et l’œuvre ne présenterait plus aucun intérêt. Nicolas Poussin, à la même époque, utilise exactement les mêmes couleurs que Champaigne pour les vêtements de Marie et Joseph (voir ci-après).
Paradoxalement, le thème de la fuite en Égypte est presque toujours traité par les artistes avec une image de quiétude. Le danger mortel s’est éloigné et, au milieu d’une campagne accueillante, les personnages bibliques se reposent ou marchent sereinement. Philippe de Champaigne reste de ce point de vue dans la tradition iconographique dominante avec une Vierge qui joue avec son enfant et un Joseph qui semble partir en promenade avec sa famille.
Autres compositions sur le même thème
De la rusticité humaniste de Giotto à la réflexion pointue sur la composition de Nicolas Poussin, voici six exemples différenciés de traitement du célèbre thème biblique.
Giotto. La fuite en Egypte (1315-20). Fresque, Basilique Saint-François d'Assise, église inférieure. Devant un paysage accidenté au ciel bleu sombre, Giotto place la Sainte Famille en route vers l’Égypte. Son apport est essentiel car il humanise les personnages bibliques, qui se comportent comme des humains ordinaires. Seule l’auréole encadrant la tête indique la sainteté.
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Cranach l'Ancien. Le repos pendant la fuite en Égypte (1504). Huile et tempera sur bois, 69 × 51 cm, Staatliche Museen, Berlin. Cranach peint le repos de la Sainte Famille dans un cadre idyllique avec une multitude d'anges. L'art de la couleur et le cadre romantique ont fait de ce tableau un grand succès de la peinture allemande.
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Gérard David. Le repos pendant la fuite en Egypte (v. 1510). Huile sur bois, 41,9 × 42,2 cm, National Gallery of Art, Washington. La composition de Gérard David respecte les critères picturaux de l’époque par son parfait équilibre. La figure de la Vierge, placée au centre et au premier plan, se découpe de façon pyramidale sur un paysage en trois plans successifs. De nombreux tableaux de David donnent une place importante au paysage, mais à cette époque le paysage n’est que le décor dans lequel se déroule la scène mythologique ou religieuse.
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Joachim Patinir. Le repos pendant la fuite en Egypte (v. 1520). Huile sur bois, 121 × 177 cm, Musée du Prado, Madrid. La Vierge et l'Enfant Jésus sont ici au premier plan tandis que Joseph, à gauche, ramène une cruche d'eau. Il s'agit d'une vue plus rapprochée que dans la plupart des paysages de Patinir, mais le peintre n'a pas manqué de laisser en haut et à droite un espace vers l'infini. La richesse chromatique est exceptionnelle : multiples nuances de vert associées au dégradé gris-bleu vers les lointains.
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Claude Lorrain. La fuite en Egypte (1635). Huile sur toile, 71 × 98 cm, Museum of Art, Indianapolis. La fuite en Egypte n’est pour Claude Lorrain qu’un prétexte pour peindre un vaste paysage. Il fallait en passer par là à l’époque pour être considéré comme un artiste de premier plan. Les sujets mythologiques et religieux constituaient le sommet de la hiérarchie des genres.
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Nicolas Poussin. La fuite en Égypte (1657). Huile sur toile, 98 × 133 cm, musée des Beaux-Arts de Lyon. Le grand Nicolas Poussin réalise ici un chef-d’œuvre du classicisme par la richesse de couleurs, le sens du mouvement et le parfait équilibre de la composition. La présence de l’ange qui protège la Sainte Famille et indique le chemin, de la même taille que les personnages, introduit une dimension spirituelle forte, mais fait également naître une gestuelle qui anime le tableau. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE |
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