Paul Gauguin. Fatata te Miti (1892)
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Patrick AULNAS
Ce tableau, réalisé peu après l’arrivée de Gauguin à Tahiti, traduit visuellement l’imaginaire occidental de l’époque sur la Polynésie. Il n’a pas vocation à montrer la réalité de la vie des tahitiennes. Le mythe du paradis perdu, et retrouvé, n’est pas absent.
Paul Gauguin. Fatata te Miti (1892)
Huile sur toile, 67,9 × 91,5 cm, National Gallery of Art, Washington.
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
Gauguin et l’image littéraire de Tahiti
Gauguin arrive à Papeete en juin 1891. Il a hésité entre plusieurs destinations avant de se décider pour Tahiti. Le roman autobiographique de Pierre Loti (1850-1923), Le Mariage de Loti, publié en 1880, a certainement joué un rôle dans ce choix. Loti raconte ses amours avec une jeune tahitienne, Rarahu, au cours d’un séjour à Tahiti en 1872. Mais il s’agit d’une fiction et le personnage de Rarahu provient de la combinaison de plusieurs personnages réels rencontrés à Tahiti, comme l’a indiqué Loti lui-même.
Le roman installe chez les lecteurs une image idyllique de l’île polynésienne, se rapprochant du mythe rousseauiste du bon sauvage. Voici comment Loti décrit Rarahu :
« Rarahu était d’une petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique […]
Ses occupations étaient fort simples : la rêverie, le bain, le bain surtout : le chant et les promenades sous bois, en compagnie de Tiahoui, son inséparable petite amie. Rarahu et Tiahoui étaient deux insouciantes et rieuses petites créatures qui vivaient presque entièrement dans l’eau de leur ruisseau, où elles sautaient et s’ébattaient comme deux poissons-volants. »
Entre cette approche idéalisée et la réalité coloniale de l’époque, il y a évidemment une distance considérable. Gauguin s’opposera d’ailleurs aux autorités françaises et finira sa vie, non à Tahiti, mais aux Marquises, beaucoup plus isolées. Comme le roman de Loti, la peinture de Gauguin reflète davantage l’éden tahitien rêvé que la réalité vécue.
Analyse de Fatata te Miti
Fatata te Miti (Au bord de la mer) reprend un thème ancien de la peinture occidentale : celui des baigneuses (voir ci-dessous, autres compositions). Traité d’abord avec des nymphes ou des déesses antiques, il peut à la fin du 19e siècle se libérer des contraintes morales pesant sur la nudité féminine. Gauguin ajoute à la sensualité inhérente au sujet la dimension exotique.
Deux tahitiennes vont se baigner nues dans l’océan, l’une d’elle enlevant son pareo. A peu de distance, la présence d’un pêcheur au harpon n’effarouche nullement les deux femmes. Il ne semble absolument pas s’intéresser à elles.
Paul Gauguin. Fatata te Miti, détail
Pour le bourgeois ou l’aristocrate occidental de la fin du 19e siècle, seuls acquéreurs potentiels d’œuvres d’art, il s’agit d’un sujet brûlant. Si les déesses grecques de Boucher peuvent être admises, il n’en va pas de même de la représentation d’une scène réelle, fut-elle localisée à l’autre bout du monde. Cet aspect moral ne doit pas être éludé car le sujet des baigneuses, traité par beaucoup d’autres à l’époque, restait problématique pour l’éthique d’inspiration religieuse qui dominait encore largement. La liberté de comportement de ces tahitiennes est totalement en décalage avec la rigueur extrême imposée aux femmes occidentales.
Le second élément significatif du tableau se situe dans la volonté évidente de l’artiste de transplanter l’âge d’or ici et maintenant. Depuis la Renaissance, il était admis que l’art pouvait représenter un âge d’or, ou même le paradis terrestre, avec des hommes et des femmes d’avant la chute. L’innocence et la pureté les caractérisant, leur nudité n’avait rien d’équivoque selon les conventions picturales communes. Mais Gauguin plaçant cet âge d’or dans la contemporanéité, ce tableau apparait comme une remise en cause du mode de vie occidental. Quand l’Europe se complaît dans la technologie et l’industrialisation, au milieu du Pacifique existe une Arcadie où les femmes se baignent nues en toute liberté, sans être importunées par quiconque.
Paul Gauguin. Fatata te Miti, détail
Paul Gauguin. Fatata te Miti, détail
Pour restituer ce paradis terrestre polynésien (qui est évidemment une fiction), le peintre utilise les acquis de ses séjours à Pont-Aven, en Bretagne, quelques années auparavant. L’impressionnisme s’était peu à peu imposé dans la seconde moitié du 19e siècle. Il refusait les délimitations nettes d’espaces picturaux pour produire une représentation vaporeuse qui se voulait le reflet de la perception singulière de la nature par l’artiste. Le symbolisme et ses dérivés (synthétisme, nabisme, cloisonnisme) avaient cherché à réagir stylistiquement à l’impressionnisme en utilisant des aplats de couleurs pures avec contours apparents. La réaction symboliste ne se limitait pas à la forme, mais concernait également l’aspect sémantique de l’œuvre. Celle-ci devait dépasser la restitution du réel pour évoquer les mystères du monde : mort, spiritualité, sensualité.
Paul Gauguin. Fatata te Miti, détail
Autant d’un point de vue stylistique que sémantique, Fatata te Miti correspond aux aspirations symbolistes. La composition comporte deux parties délimitées par un arbre : en haut, la partie maritime avec les trois figures, en bas le sable de la plage. Les couleurs n’ont pas pour rôle la description de la nature mais doivent correspondre aux ambitions expressives de l’artiste. Le sable de Gauguin est rose et violet alors qu’en réalité, il est ocre. Une couleur complémentaire, le vert foncé, est utilisée pour la mer afin d’accentuer la luminosité de l’ensemble. La perspective n’intéresse pas Gauguin et il serait bien difficile d’apprécier les distances entre la mer et la plage ou entre les trois personnages. Outre son caractère délimitatif, l’arbre sinueux, mi-vertical, mi-horizontal, a pour fonction d’accroître le caractère exotique de la composition.
Ce vocabulaire pictural est au service d’une valorisation de la nature tahitienne et du mode de vie de la population indigène. Formes simples et couleurs vives bien délimitées induisent immédiatement chez l’observateur une attirance pour ce monde mythique, que la liberté d’allure des baigneuses ne peut que conforter. La puissance évocatrice de ces tableaux joue à plein aujourd’hui, Gauguin appartenant désormais au groupe restreint des quelques très grands peintres de la fin du 19e siècle. Mais la critique de l’époque fut extrêmement réticente lorsque Paul Durand-Ruel organisa une exposition consacrée à Gauguin à Paris en 1893. Seuls les convertis, comme les nabis, ou quelques écrivains comme Mallarmé s’enthousiasmèrent pour les toiles de Gauguin. Le public de 1893 dans son ensemble ne comprend rien à l’ambition du peintre et se gausse de sa liberté chromatique.
Historique du tableau
La National Gallery de Washington indique que le tableau aurait pu (possibly sold) être vendu au marchand d’art Amboise Vollard (1867-1939) en 1895. Il est cédé au compositeur suédois William Molard (1862-1936) en 1897, puis au peintre Daniel de Monfreid (1856-1929), ami de Gauguin. En 1898, il est acquis par le peintre Ernest Rouart (1874-1942) qui le cède au mécène Louis L. Horch en 1928. La même année, le tableau est acquis par le banquier américain et mécène Chester Dale (1883-1962). Après le décès de ce dernier, le tableau est légué à la National Gallery de Washington en 1963.
Autres compositions sur le même thème
Le thème des baigneuses concerne d’abord les déesses antiques, les nymphes et les naïades. Les peintres étant presque toujours du genre masculin, il ne faut pas s’étonner qu’ils se soient intéressés, sous couvert de mythologie, à la nudité féminine. Le mouvement, la présence de la mer ou de la rivière offrent des variantes infinies, induisant chez les artistes le désir de renouveler l’approche.
Dès le 17e siècle, de rares baigneuses non mythologiques apparaissent, mais il faudra attendre le 19e siècle pour que la liberté de montrer des baigneuses contemporaines soit à peu près admise… dans certains milieux.
Sandro Botticelli. La Naissance de Vénus (v. 1485). Tempera sur toile, 172,5 × 278,5 cm, Galerie des Offices, Florence. Il s'agit d'une allégorie de la naissance de Vénus, qui, selon la mythologie, est sortie des eaux. Vénus dans son coquillage géant est entourée de Zéphyr et Chloris (à gauche). Flore (à droite) accueille Vénus dans une grande toge fleurie. On peut interpréter le tableau comme un hymne à la beauté transmise aux hommes par les dieux. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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Titien. Vénus anadyomène (v. 1520). Huile sur toile, 76 ×57 cm, National Gallery of Scotland, Edimbourg. Le terme anadyomène, d'origine grecque, signifie surgie des eaux. Il s'agit tout simplement de la naissance de Vénus selon le récit mythologique antique. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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François Clouet. Le bain de Diane (v. 1565). Huile sur bois 136 × 196 cm, Musée des Beaux-arts de Rouen. Diane (Artémis pour les grecs) est la déesse de la chasse et de la lune. Elle est la fille de Jupiter (Zeus) et de Latone (Léto) et la sœur jumelle d'Apollon. Cette scène mythologique est en fait un tableau à code qui permet à Clouet de mettre en scène les hauts personnages de l'époque : Diane est Catherine de Médicis (assise), et les deux nymphes sont Diane de Poitiers (avec le voile blanc) et Marie Stuart (avec la voile rouge).
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Rembrandt. Diane au bain (1634). Huile sur toile, 74 × 94 cm, Musée Wasserburg Anholt, Isselburg-Anholt. Toujours Diane, mais en version baroque.
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Rembrandt. Hendrickje Stoffels se baignant (1654). Huile sur bois, 62 × 47 cm, National Gallery, Londres. La maîtresse de l'artiste se baigne dans un ruisseau. A première vue, il s'agit d'une scène intime transposant peut-être une expérience réelle. Mais la robe pourpre et or apparaissant à l'arrière-plan peut laisser penser à une intention mythologique : Susanna (et les vieillards), Bethsabée (épouse du roi David) ou Diane. Intention ou alibi ? Il en fallait un pour une telle scène dans la prude Hollande du siècle d’or.
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François Boucher. Diane sortant du bain (1742). Huile sur toile, 56 × 73 cm, musée du Louvre, Paris. Mythologie antique. Diane encore, version rococo.
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Joseph Vernet. Soir d’été, paysage d’Italie (1773). Huile sur toile, 89 × 133 cm, Musée National d’Art Occidental, Tokyo. Vernet utilise le thème des baigneuses pour évoquer l’antique locus amoenus. Il aurait été nécessaire d’utiliser le détour de la mythologie un siècle plus tôt, mais les baigneuses de Vernet sont bien des contemporaines qui se baignent nues dans un étang édénique et elles semblent jouir d’une totale liberté de comportement. Il s’agit d’un rêve. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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Ingres. La Baigneuse dite Baigneuse de Valpinçon (1808). Huile sur toile, 146 × 97 cm, musée du Louvre, Paris. Peinte à Rome, lors du séjour d’Ingres à la Villa Médicis, cette toile rompt avec les sujets mythologiques pour faire la part belle à la sensualité. Le traitement de la couleur est plus que prometteur pour le jeune peintre. Valpinçon est le nom d'un ancien propriétaire du tableau.
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Ingres. Le Bain Turc (1862). Huile sur toile, diamètre 108 cm, musée du Louvre, Paris. Tableau érotique peint avec malice à l'âge de 82 ans. Ingres n'utilise aucun modèle mais des croquis et des tableaux plus anciens. Au premier plan à droite, on retrouve La Baigneuse de Valpinçon et au premier plan à gauche, il s'agit Madeleine Chapelle (1782-1849), la première femme du peintre, d'après un croquis de 1818. « C'est le prince Napoléon qui commanda cette scène de harem à Ingres vers 1848. L'œuvre fut livrée en 1859 mais rendue peu après au peintre car elle avait choqué l'Impératrice. Le peintre retravailla son tableau jusqu'en 1863, même après l'avoir daté de 1862. Cette peinture ne fut révélée finalement au grand public qu'en 1905 lors de la Rétrospective Ingres au Salon d'automne. Elle enthousiasma alors les peintres les plus novateurs, dont Picasso. Chef-d'œuvre de la vieillesse d'Ingres, cette toile est aussi audacieuse dans le sujet que dans la forme. » (Notice musée du Louvre)
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Auguste Renoir. Les Grandes Baigneuses (1884-87). Huile sur toile, 118 × 171 cm, Philadelphia Museum of Art. Le tournant stylistique de Renoir atteint ici son point culminant. La touche lissée et la parfaite délimitation des formes renvoient au grand maître du néoclassicisme et de l’académisme, Ingres. Renoir montre l’étendue de son registre en s’inspirant, pour le thème, d’une sculpture en plomb de François Girardon (Le bain des nymphes, 1672) réalisée pour une fontaine du parc de Versailles. L’artiste recherche la pureté et l’intemporalité des fresques vaticanes de Raphaël (Raphaël, L’incendie du bourg, détail, 1514). Les deux modèles principaux sont la brune Suzanne Valadon (1865-1938), également peintre, au premier plan, et la blonde Aline Charigot, au second plan, que Renoir épousera en 1890. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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William Bouguereau. La vague (1896). Huile sur toile, 121 × 160,5 cm, collection particulière. L’artiste utilise une technique classique et parfaitement maîtrisée pour composer le portrait d’une jeune femme nue prenant un plaisir sensuel à se baigner dans la mer. Le sujet est provocateur à la fin du 19e siècle. Les bains de mer féminins avaient lieu dans des cabines spécialement aménagées et les baigneuses étaient habillées. Un tel tableau constitue donc pour le bourgeois de l’époque une œuvre particulièrement érotique. Le tableau a été utilisé récemment à des fins commerciales.
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Paul Cézanne. Les grandes baigneuses (v. 1906). Huile sur toile, 210 × 250 cm, Museum of Art, Philadelphia. « Voici la plus grande, la dernière, et à bien des égards l’œuvre la plus ambitieuse concernant le thème séculaire des nus dans un paysage que Cézanne explora tout au long de sa vie. Elle est aussi, peut-être, dans son inachèvement, le témoignage le plus pur et le plus serein de l’homme que Paul Gauguin décrivait comme " passant des journées entières au sommet des montagnes en lisant Virgile ", rêvant de clairières boisées peuplées de beaux personnages qui, s’ils ne participent pas à un récit en tant que tels, sont en mouvement et en interaction. Peut-être est-ce sa grande noblesse – sa puissance intemporelle, " comme l’art des musées " comme dit Cézanne – qui le rend si attrayant pour de nombreux artistes » (commentaire Philadelphia Museum of Art) Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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Auguste Renoir. Les Baigneuses (1918-19). Huile sur toile, 110 × 160 cm, musée d'Orsay, Paris. « Ce tableau est emblématique des recherches menées par Renoir à la fin de sa vie. A partir de 1910, l'artiste revient à l'un de ses sujets de prédilection : des nus en plein air auxquels il consacre de grands tableaux. Renoir y célèbre une nature atemporelle, de laquelle toute référence au monde contemporain est bannie […] Le paysage méditerranéen renvoie à la tradition classique de l'Italie et de la Grèce, lorsque "la terre était le paradis des dieux". "Voilà ce que je veux peindre", ajoutait Renoir. Cette vision idyllique est marquée par la sensualité des modèles, la richesse des coloris et la plénitude des formes. Les baigneuses doivent beaucoup aux nus de Titien et de Rubens, tant admirés par Renoir. Elles traduisent un plaisir de peindre que n'ont pas vaincu la maladie et les souffrances endurées par le peintre à la fin de sa vie. » (Commentaire musée d’Orsay) |
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