Pablo Picasso. Les Demoiselles d’Avignon (1907)
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Patrick AULNAS
Dans la seconde moitié du 19e siècle, apparaît une évolution profonde de l’art de peindre. La convention académique est remplacée par la convention d’originalité. L’esthétique de la représentation est supplantée par l’esthétique de la perception. La photographie permettant désormais de représenter avec fidélité ce que peut capter du réel le système optique humain, la peinture délaisse cet objectif et s’oriente donc nécessairement vers la recherche de l’originalité subjective. Les contraintes de représentation élaborées par les académies de peinture et sculpture au fil des siècles ne sont plus respectées. Il n’existe donc plus de normes communes de la création artistique et chacun peut innover en toute liberté. Les mouvements artistiques se succèdent à vive allure : impressionnisme, symbolisme, fauvisme, cubisme, etc. Il faut paraître novateur, être « d’avant-garde » disait-on.
En vérité, il s’agit simplement d’une nouvelle convention. L’originalité de la création individuelle remplace la conformité à des prescriptions normatives académiques. Mais comment reconnaître ce qui est original, comment qualifier d’innovante telle ou telle création ? Rien n’a changé dans ce domaine. Ce sont de petits groupes humains de spécialistes qui attribuent à une création l’estampille de la reconnaissance (critiques d’art, galeries, collectionneurs en particulier).
En 1907, Picasso a 26 ans et il se situe d’emblée, avec Les Demoiselles d’Avignon, dans l’avant-garde la plus hardie.
Pablo Picasso. Les Demoiselles d’Avignon (1907)
Huile sur toile, 243,9 × 233,7 cm, Museum of Modern Art, New York
Image HD sur WIKIPEDIA
Les Demoiselles d’Avignon ou la naissance du cubisme
Á partir des années 1860, les impressionnistes avaient bousculé l’académisme de deux manières. D’une part, le sujet du tableau se libérait des prescriptions anciennes élevant la religion, la mythologie et l’histoire au premier rang de la thématique artistique. Les impressionnistes s’intéressaient surtout aux scènes de genre et aux paysages. D’autre part, la convention de représentation est abandonnée au profit de la liberté de la perception. En clair, l’artiste peint désormais son ressenti face au monde extérieur et non une représentation conventionnelle. Cette liberté conduit à des styles impressionnistes extrêmement variés puisque la subjectivité devient essentielle.
Le postimpressionnisme élargira encore le champ des expériences picturales. Paul Cézanne apparaît à cet égard comme le père de l’évolution vers le cubisme en accentuant la géométrisation pour explorer la structure du réel. Le fauvisme, au tout début du 20e siècle, s’affranchit totalement du rôle descriptif de la couleur. Le ciel peut être vert ou jaune et les arbres bleus. Les regards se portent aussi vers d’autres continents avec le primitivisme, basé sur la découverte de l’art africain et océanien par de jeunes artistes européens qui s’en inspirent.
C’est à la confluence de toutes ces évolutions que naît le cubisme, recherche d’un formalisme géométrique autonome, éloigné de tout naturalisme, qui débouchera rapidement sur l’abstraction.
Le tableau de Picasso intitulé Les Demoiselles d’Avignon est unanimement considéré comme la première œuvre cubiste. Le mot cubisme n’apparaîtra qu’un an plus tard et à nouveau avec une connotation dépréciative, comme pour l’impressionnisme. Il est sans doute utilisé d’abord dans de petites réunions d’artistes, puis sera repris en 1908 par le critique d’art Louis Vauxcelles (1870-1943).
Analyse de l’œuvre : les provocations d’un génie de la peinture
Le titre de l’œuvre se réfère ironiquement à la rue d’Avignon, à Barcelone, qui était située à l’époque dans le quartier des maisons closes. Les femmes représentées sont donc cinq prostituées qui prennent des poses en écartant un rideau bleu et gris, comme si elles apparaissaient sur une scène de théâtre. Dans le contexte moral de l’époque, la volonté de provocation est évidente. Mais c’est le style et non le thème qui suscita la polémique. Les figures sont traitées en s’inspirant de la statuaire africaine, qui avait enthousiasmé Picasso et bien d’autres, faisant naître à la fin du 19e siècle le courant primitiviste. Aux volumes arrondis traditionnels des nus se substituent des aplats très anguleux. Il en va de même pour le rideau dont l’artiste ne cherche nullement à rendre la texture et la souplesse, comme le faisait la création picturale depuis la Renaissance. Les visages sont schématiques et dissymétriques et ceux de droite s’inspirent de masques africains. Une nature morte de fruits apparaît en bas du tableau, sans aucune recherche de vraisemblance chromatique ni formelle : le melon ressemble à une faucille.
Pablo Picasso. Les Demoiselles d’Avignon, détail (1907)
Dans la lignée des différents mouvements artistiques qui se sont succédé depuis l’impressionnisme, Picasso poursuit donc la déconstruction de l’académisme. L’artiste a beaucoup hésité et un très grand nombre de travaux préparatoires ont été nécessaires avant d’aboutir à la version finale des Demoiselles d’Avignon. Ces hésitations et ces recherches témoignent d’une ambition élevée quant au résultat, voire même de la volonté de mettre au point les prémices d’un nouveau langage pictural. Le génie de Picasso conduit à la représentation de cinq femmes dans un registre chromatique réduit, avec une force suggestive impressionnante et un style totalement nouveau qui mène à leur terme les recherches de Cézanne et constitue un pas décisif vers l’abstraction, qui naîtra quelques années plus tard.
Pablo Picasso. Les Demoiselles d’Avignon, détail (1907)
Si un tel tableau ne choque plus personne aujourd’hui, il n’en allait pas de même en 1907. Pour comprendre l’ambition du peintre, il faut la situer dans la convention d’originalité qui s’imposait déjà aux artistes et dont nous ne sommes pas sortis depuis. Picasso veut se placer à l’avant-garde de la création artistique, bousculer les dernières normes académiques survivant encore, apparaître comme un innovateur de génie. Réussite complète, puisque l’œuvre est parfois analysée comme « le début de l’art moderne ».
C’est son aspect formel qui heurta les contemporains. Cet assemblage de formes géométriques comporte en effet de multiples provocations. Certes, aucune perspective n’apparaît, mais le fauvisme avait déjà abandonné cette contrainte de représentation.
Pablo Picasso. Les Demoiselles d’Avignon, détail (1907)
Ce sont surtout les déformations volontaires et les associations de deux points de vue qui ont été rejetées par la critique. Par exemple, les deux figures centrales sont vues de face avec un nez de profil. Le personnage de gauche, placé de profil, possède un œil vu de face. Les visages des deux femmes de droite sont déformés et assombris. La position de la femme assise est totalement antinaturaliste : simultanément de profil et de face. Ces quelques exemples permettent de comprendre que Picasso cherche à provoquer ses contemporains en affichant ironiquement sa distance par rapport à toutes les prescriptions académiques. La toile possède ainsi une dimension énumérative : « Je cite toutes les prescriptions normatives séculaires de l’art occidental en les contrecarrant minutieusement. » Cette dimension contestataire émane directement du nouvel impératif assigné à l’artiste : l’originalité par rapport à l’existant. Aussi naïve puisse-t-elle paraître à beaucoup d’égards – ne serait-ce que parce que dans le domaine artistique, contrairement au domaine scientifique, l’innovation est toute relative – cette contrainte d’originalité à tout prix perdure aujourd’hui dans l’art dit contemporain.
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