Jean-Honoré Fragonard. La lettre d’amour (v. 1770)
Cliquer sur les images ci-dessus
PARTENAIRE AMAZON ► En tant que partenaire d'Amazon, le site est rémunéré pour les achats éligibles.
Patrick AULNAS
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) est un grand virtuose de l’art de peindre, dont l’œuvre aborde tous les genres. Peintre emblématique du style rococo, élève de Chardin et de Boucher, il remporte à l’âge de vingt ans le Grand prix de l’Académie royale de peinture ou Prix de Rome. Alors que le néoclassicisme commence à supplanter le rococo, Fragonard peint ici une toile typique du style dominant sous le règne de Louis XV, en reprenant un thème devenu courant dès le 17e siècle.
Jean-Honoré Fragonard. La lettre d’amour (v. 1770)
Huile sur toile, 83,2 × 67 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
Contexte historique et provenance de l’œuvre
Lorsque Fragonard peint ce tableau, le règne de Louis XV (1710-1774) touche à sa fin et le style rococo est passé de mode. A peu près à la même époque, Fragonard réalise pour la comtesse du Barry, dernière favorite du roi, une série de quatre tableaux sur le thème de « l’Amour réveillé dans le cœur d’une jeune fille ». Il s’agit de quatre toiles monumentales, de 318 × 344 cm pour la plus grande, dans lesquelles le grand artiste déploie brillamment tout son talent. Elles seront refusées par la commanditaire car elles ne s’accordaient pas au style néoclassique du pavillon de Louveciennes où la comtesse devait les exposer.
Cela n’empêche pas les commanditaires moins prestigieux d’apprécier l’ancien style et de recourir à l’un de ses plus célèbres spécialistes. Car Fragonard n’a pas cherché à mener une carrière officielle au service de la royauté, comme le fit Boucher. Il se consacre beaucoup à une clientèle d’amateurs d’art plus obscurs.
C’est ainsi que le commanditaire de La lettre d’amour n’est pas connu. Le tableau apparaît au milieu du 19e siècle dans une exposition parisienne. Il appartient ensuite à Félix-Sébastien Feuillet de Conches (1798-1887), collectionneur d’art français, puis devient, après sa mort, la propriété de sa fille. Celle-ci vend le tableau, qui circule en France avant d’être acquis en 1919 par le banquier et collectionneur américain Jules Semon Bache (1861-1944). A la mort de ce dernier, il entre dans les collections du Metropolitan Museum of Art.
Analyse de l’œuvre
Au siècle suivant, Fragonard fut admiré par les impressionnistes. La Lettre d’amour permet de saisir immédiatement pourquoi. Fragonard cherche à transmettre son interprétation de la scène, mais la représentation minutieuse des détails n’est pas son fait. Le Metropolitan Museum of Art (MET) indique en commentaire du tableau : « La finition est un terme relatif dans les peintures de Fragonard. » Cette remarque n’est pas inexacte si on compare la peinture de Fragonard à celle de la plupart de ses contemporains et surtout aux néoclassiques qui accédaient au succès au même moment. Les néoclassiques reprennent les critères du beau établis sous le règne de Louis XIV par l’Académie royale de peinture : primauté du dessin, couleurs sobres, composition équilibrée, ce qui ne signifie pas nécessairement symétrique.
Mais s’agit-il d’un défaut de finition comme le croit le MET ? Non, il est ici question de style. Fragonard possède une originalité stylistique qui pourrait laisser penser à un travail inachevé. Les contemporains des premiers impressionnistes voyaient également dans leurs toiles de simples esquisses. D’ailleurs, même les portraits de Fragonard contrastent avec ceux des artistes de son époque par leur liberté d’approche et d’exécution. Les deux portraits suivants permettent d’apprécier la hardiesse de Fragonard et la sagesse de la néoclassique Angelica Kauffmann :
Jean-Honoré Fragonard. Marie-Madeleine Guimard (1769)
Huile sur toile, 82 × 65 cm, musée du Louvre, Paris.
Angelica Kauffmann. Johann Joachim Winckelmann (1764)
Huile sur toile, 97 × 71 cm, Kunsthaus Zürich.
La lettre d’amour n’est pas un portrait, même si cette question a été discutée. Il est en effet possible de chercher à discerner un nom sur la lettre que tient la femme. Certains analystes y ont vu le nom de l’architecte Charles Etienne Gabriel Cuvillier, fiancé de Marie-Émilie, la fille de François Boucher.
Jean-Honoré Fragonard. La lettre d’amour, détail
Mais ces conjectures n’aboutissent pas à une hypothèse robuste. Il s’agit donc d’une scène de genre reprenant un thème développé au 17e siècle, principalement par les hollandais. Vermeer a traité le sujet à plusieurs reprises (voir ci-après, autres compositions).
Avec La lettre d’amour, Fragonard nous fait pénétrer dans les secrets d’une jeune femme assise à son secrétaire. C’est là qu’elle rédige sa correspondance. Elle vient de recevoir une lettre, qu’elle tient dans la main droite, accompagnée d’un bouquet de rose et de petites fleurs blanches. Nous la surprenons, nous sommes indiscrets, comme l’indique le regard à la fois surpris et mutin qu’elle dirige vers nous. Son chien aussi nous regarde.
Jean-Honoré Fragonard. La lettre d’amour, détail
L’ameublement, la décoration intérieure, les vêtements et la coiffure très sophistiquée (charlotte ornée de rubans et d’un voile de gaze) indiquent que cette femme appartient à un milieu social élevé, probablement la noblesse. Les étoffes sont mises en valeur par le traitement des plis, qui s’éloigne beaucoup de la manière habituelle de l’époque, cherchant à représenter le moiré du tissu par des aplats de couleur, comme le fait François Boucher pour son Portrait de la marquise de Pompadour (1756). Fragonard utilise au contraire une multitude de petites formes géométriques pour restituer le plissé, la brillance et l’épaisseur de l’étoffe.
Jean-Honoré Fragonard. La lettre d’amour, détail
La lumière solaire éclaire la scène en entrant par l’œil-de-bœuf. Reprenant ainsi une composition-type de Vermeer (fenêtre à gauche), l’artiste illumine puissamment le visage et la main tenant le bouquet, ainsi que le chien. Le chromatisme discret utilise les ocres, les verts, les gris et les blancs avec la pointe de rose des fleurs, des joues poudrées et de la coiffure. Fragonard privilégie les couleurs chaudes donnant à sa composition une dominante dorée avec quelques contrepoints de couleur froide, en particulier le vert du siège et du sous-main. Il instaure ainsi une ambiance raffinée et chaleureuse qui renvoie à l’intimisme de la scène.
Il serait excessif d’utiliser le terme pré-impressionniste pour une telle composition. Cependant, le dessein de l’artiste consiste de toute évidence à capter un instant fugitif de la réalité. Fragonard ne cherche pas à montrer une figure intemporelle de l’époque, mais l’émotion se lisant sur le visage d’une femme que l’on surprend recevant une lettre d’amour. Une simple impression d’artiste traitée par une technique suggestive, une spontanéité créative qui éloigne le peintre de la raison classique.
Autres compositions sur le même thème
Johannes Vermeer. La liseuse à la fenêtre (1657-59). Huile sur toile, 83 × 64,5 cm, Gemäldegalerie, Dresde. Premier opus du thème de la lettre chez Vermeer. Il y en aura plusieurs autres (voir ci-après). Nous sommes vraiment ici dans l'intimisme vermeerien : calme, solitude, personnage absorbé par son univers intérieur. L'observateur du tableau a toute liberté pour interpréter la scène, mais chacun pense d'abord à une lettre d'amour. Le rideau au premier plan est un artifice de composition, courant à l'époque, recherchant l'effet théâtral : le spectateur surprend ce qu'il n'était pas censé voir.
|
Johannes Vermeer. La Femme en bleu lisant une lettre (1662-65). Huile sur toile, 46,6 × 39,1 cm, Rijksmuseum, Amsterdam. La fenêtre à gauche, source de l'éclairage, n'est pas visible ici. Le cadrage est plus rapproché. On retrouve une carte affichée au mur, à l'arrière-plan, comme dans plusieurs autres tableaux du peintre. L'utilisation du bleu dominant est atypique chez Vermeer. Le dépouillement de cette composition et sa puissance émotionnelle la place parmi les chefs-d'œuvre.
|
Pieter de Hooch. Femme lisant une lettre (1664). Huile sur toile, 55 ×55 cm. Szépmûvészeti Múzeum, Budapest. De Hooch place la scène en début d'après-midi avec une lumière qui irradie magnifiquement sur la liseuse. Lettre d’amour ou pas ? L’interprétation est libre.
|
Johannes Vermeer. Jeune femme écrivant une lettre (1665-66). Huile sur toile, 45 × 40 cm, National Gallery of Art, Washington. Certains historiens pensent que le modèle est Catharina, l'épouse de Vermeer. Elle est somptueusement vêtue d'une veste de satin bordée de fourrure d'hermine et semble réfléchir en regardant vers l'observateur du tableau. Vermeer maîtrise parfaitement, à ce moment de sa carrière, la thématique intimiste en utilisant des couleurs chaudes et un éclairage tamisé.
|
Johannes Vermeer. La lettre d'amour (1669-70). Huile sur toile, 44 × 38,5 cm, Rijksmuseum, Amsterdam. Le spectateur indiscret surprend une servante venant de remettre une lettre d'amour à sa maîtresse qui jouait du luth. Pour produire cette impression d'indiscrétion, le peintre a axé sa composition sur l'effet de profondeur. Tout au fond, à travers l'ouverture d'une porte, la scène se dessine. Le dallage au sol accentue l'effet.
|
François Boucher. La lettre d’amour (1750). Huile sur toile, 81 × 75 cm, National Gallery of Art, Washington. Les bergères rococo reçoivent des lettres d’amour, sont belles, délicates et habillées comme des reines. C’est un rêve…ou de la poésie.
|
Jean-Honoré Fragonard. La Lettre d'Amour (1771). Huile sur toile, 318 × 215 cm, Frick Collection, New York. Ce tableau appartient à un groupe de quatre commandés et refusés par la comtesse du Barry sur le thème de « l’Amour réveillé dans le cœur d’une jeune fille ». Le tableau conserve le style de celui de Boucher de 1750, mais des aristocrates ont remplacé les bergères.
|
Thomas Benjamin Kennington. La lecture de la lettre (1885). Huile sur toile, 106 × 80 cm, collection particulière. Peintre anglais du réalisme social, Kennington reprend le thème de la lettre dans un style académique. |
Ajouter un commentaire