Jean-Étienne Liotard. Service à thé (1781-83)

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Patrick AULNAS

Surtout connu comme portraitiste, Jean-Étienne Liotard (1702-1789) s’intéressa également aux natures mortes à la fin de sa vie, lorsque ses portraits avaient moins de succès. Dans Service à thé, le peintre ne se contente pas de représenter des objets ; il met en évidence l’absence de ceux qui les ont utilisés.

 

Jean-Étienne Liotard. Service à thé (1781-83)

Jean-Étienne Liotard. Service à thé (1781-83)
Huile sur toile marouflée sur panneau, 37,7 × 51,5 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

 

Contexte historique

Dès le 17e siècle, le développement du commerce permet l’importation en Europe de produits exotiques. Café, thé, épices, chocolat, sucre deviennent accessibles aux catégories sociales aisées. Un thème nouveau apparaît ainsi en peinture dans le domaine de la nature morte et de la scène de genre. Au 18e siècle, des compositions picturales représentent la consommation du thé ou du café en famille :

 

Boucher. Le Déjeuner, 1739

François Boucher. Le déjeuner (1739)
Huile sur toile, 81,5 × 65,5 cm, musée du Louvre, Paris

 

Liotard ne choisit pas, comme Boucher, la scène de genre mais préfère la nature morte. Il associe la consommation de thé avec le goût pour les chinoiseries, apparu au 18e siècle. Cette appellation concernait une multitude d’objets en provenance d’Orient (Chine ou Japon) : paravents, papiers peints, albums, boîtes en laque, vases de porcelaine, statuettes, théières et tasses, colliers d’ambre, instruments de musique, souliers de femme en soie brodée, etc. Certains de ces objets ne provenaient pas d’Orient et n’étaient que des copies fabriquées en Europe.

Service à thé, œuvre tardive de Liotard, ne correspond pas à une commande. Le peintre la conservera jusqu’à sa mort. On ignore ce qu’est devenu le tableau par la suite. Il réapparaît seulement sur le marché de l’art dans la décennie 1930 et appartient d’abord à Friedrich Gutmann, banquier et collectionneur d’art néerlandais, puis à diverses galeries. Au cours de la guerre 1939-1945, le tableau est transféré au Führermuseum de Linz en Autriche à la suite d’une appropriation frauduleuse par les nazis. Il revient ensuite dans la Stichtung Nederlandisch Kunstbezit, collection des œuvres récupérées par l’État néerlandais après la seconde guerre mondiale, puis est restitué à Bernard Goodman et Lili Vera Collas Gutmann, héritiers de Friedrich Gutmann. Acquise par la famille Dunand dans la décennie 1950, l’œuvre est cédée par Anne Dunand au J. Paul Getty Museum en 1984.

 

Analyse de l’œuvre

Cette nature morte présente une singularité immédiatement perceptible : le désordre. Le thé a été consommé et tasses, tartines, sucre, cuillères ont été laissés sur place. Les invités n’étaient pas soigneux. Une certaine vulgarité empressée est même suggérée avec des morceaux de pain dispersés et des tasses renversées. Les domestiques, toujours présents au 18e siècle dans ce milieu social, n’ont pas encore enlevé le plateau.

Ce tableau n’étant pas destiné à un commanditaire, il résulte de la volonté de l’artiste de fixer par l’image une expérience personnelle. Le moment familial ou amical du thé se caractérise par la convivialité se manifestant par les restes de thé, de tartines beurrées et de sucre. Les convives ont échangé, plaisanté, puis s’en sont allés. Une scène de genre eût été possible, mais Liotard a choisi la nature morte qui permet de relier les objets abandonnés du présent à un moment du passé où ils étaient utilisés par des personnages désormais invisibles mais que l’observateur du tableau peut imaginer. L’image, proustienne en quelque sorte, dégage ainsi un sentiment de nostalgie provenant de la fuite du temps.

De toute évidence, le service à thé est en porcelaine de Chine, produit d’importation très à la mode à l’époque. Mais il s’agit vraisemblablement d’une imitation fabriquée en Europe comme l’ont indiqué certains analystes. Des manufactures anglaises et même suisses exploitaient l’engouement pour l’Orient. Le plateau en étain peint est également une imitation européenne de la laque de Chine.

Le fond sombre et le plateau noir laqué avec un décor floral contrastent puissamment avec la porcelaine blanche et les cuillers en argent. Spécialiste du portrait au pastel sur fond neutre, Liotard ne s’éloigne pas ici de la rigueur et de la minutie dans l’analyse des détails qui ont fait sa célébrité de portraitiste. Les motifs chinois et les reflets lumineux ont été soigneusement traités.

 

Jean-Étienne Liotard. Service à thé, détail

Jean-Étienne Liotard. Service à thé, détail

 

L’artiste insiste sur le réalisme des ustensiles (cuillères, pince à sucre) et aménage avec précision le désordre artificiel propre aux natures mortes.

 

Jean-Étienne Liotard. Service à thé, détail

Jean-Étienne Liotard. Service à thé, détail

 

Cette nature morte apparaît atypique car elle a tout autant pour thème la présence humaine récente que la représentation d’objets. Les natures mortes consacrées à la nourriture existaient depuis le 16e siècle dans l’art occidental mais elles représentaient un arrangement d’objets à vocation artistique et immédiatement perçu comme tel (voir ci-après quelques exemples). Service à thé de Liotard, bien qu’utilisant aussi l’artifice de présentation, traite celui-ci comme un désordre imputable aux convives, laissant ainsi planer leur ombre sur la composition.

 

Autres compositions sur le thème des aliments

Les Néerlandais et les Flamands furent les grands spécialistes de la nature morte à partir du 16e siècle. Mais certains peintres français se spécialisèrent également dans le genre, en particulier au 18e siècle.

 

Clara Peeters. Nature morte avec poisson et artichauts (1611)

Clara Peeters. Nature morte avec poisson et artichauts (1611). Huile sur bois, 50 × 72 cm, musée du Prado, Madrid. « On connaît environ dix peintures de poissons de Peeters, ce qui signifie qu’elle est devenue une sorte de spécialiste de ce type de nature morte. Le poisson était un aliment très répandu dans le sud et le nord des Pays-Bas, du fait du vaste littoral de la région et des nombreuses rivières, criques et étangs. Sa consommation était également favorisée par les restrictions imposées à la consommation de viande par les autorités religieuses et les coutumes, pouvant aller jusqu'à trois jours par semaine […] Ce que les contemporains appréciaient dans les peintures de ce type, c’était leur symbolisme évoquant les concepts auxquels leurs commanditaires souhaitaient s’identifier, comme le goût, le statut social, l’éducation, etc. Nous ne savons pas pourquoi Peeters dans cette peinture combine le poisson avec les autres éléments. La bougie éteinte est souvent une référence à une vanité : le passage inévitable du temps. On ne sait pas si cette signification est exacte dans ce cas, mais la bougie ajoute une dimension temporelle à l'image ; elle nous donne l’impression d'attendre l’action. Les autres éléments peuvent simplement refléter ce que l'artiste considérait comme des objets attrayants pouvant être combinés pour obtenir un effet artistique. » (Commentaire musée du Prado)

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Clara Peeters. Nature morte aux fromages, amandes et bretzels (v. 1615)

Clara Peeters. Nature morte aux fromages, amandes et bretzels (v. 1615). Huile sur bois, 34,5 × 49,5 cm, Mauritshuis, La Haye. « Dans cette nature morte, une table est dressée avec des fromages, des bretzels et des figues, à côté d’objets coûteux tels qu'un verre de Venise doré et un plat chinois. L’anversoise Clara Peeters a été l’une des premières peintres de natures mortes avec aliments, et ses banketjes ou pièces de banquets ont eu une grande influence sur les peintres du nord des Pays-Bas. » (Commentaire Mauritshuis)

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Willem Kalf. Nature morte aux fruits dans un bol Wanli (1664)

Willem Kalf. Nature morte aux fruits dans un bol Wanli (1664). Huile sur toile, 53 × 46 cm, Museum of Fine Arts Boston, Massachusetts. « L'habileté de Kalf s'exprime pleinement dans cette exquise nature morte. Par l’inclinaison du bol de porcelaine bleu et blanc, elle saisit la délicatesse et la translucidité qui rendaient ces objets si désirables. La porcelaine de Chine était l'une des marchandises les plus convoitées et les plus rentables importées par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. En moyenne, la compagnie importait 200 000 pièces de porcelaine par an. Marqueurs de mode et de bon goût, ces objets précieux remplissaient les demeures hollandaises. » (Commentaire Museum of Fine Arts Boston)

Chardin. La Raie (1728)

Jean-Siméon Chardin. La Raie (1728). Huile sur toile, 114 × 146 cm, musée du Louvre, Paris. « Ce chef d'œuvre précoce de Chardin fut d'emblée jugé digne des plus beaux modèles flamands (Snyders, Fyt). Dans La Raie, ce "monstre étrange", Proust admira "la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d'une cathédrale polychrome" [...] À la cruche et au chaudron, accessoires inertes à droite, s'opposent à gauche la tension et l'étrangeté du petit chat, au poil hérissé, qui semble être apeuré par une scène située hors du tableau. Cette étrange mise en scène d'objets disposés autour d'une raie écorchée, évoquant Le Bœuf écorché de Rembrandt, a étonné tous les peintres – jusqu'à Matisse – en raison du regard vide de cet animal fantomatique qui attire l'œil du spectateur. Le réalisme de la représentation des éléments de cette fausse nature morte a depuis toujours servi d'exemple. » (Notice musée du Louvre)

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Anne Vallayer-Coster. Nature morte au jambon, avec bouteilles et botte de radis (1767)

Anne Vallayer-Coster. Nature morte au jambon, avec bouteilles et botte de radis (1767). Huile sur toile, 46 × 45,6 cm, Staatliche Museen, Berlin. La scène est placée sur un entablement de pierre recouvert d’une nappe blanche froissée sur laquelle apparaissent un plateau d’argent avec un jambon surmonté d’une branche de laurier, une bouteille d’eau, une bouteille de vin et une botte de radis. Anne Vallayer-Coster saisit le moment précis où la personne découpant le jambon s’est arrêtée. Cette fiction artistique permet d’introduire une dimension narrative (pourquoi s’est-on interrompu ?) et temporelle (quand va-t-on terminer la découpe ?). Le reflet de la fenêtre apparaît sur la bouteille de vin, détail courant dans les natures mortes hollandaises. 

 

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