Grant Wood. American Gothic (1930)
Cliquer sur les images ci-dessus
PARTENAIRE AMAZON ► En tant que partenaire d'Amazon, le site est rémunéré pour les achats éligibles.
Patrick AULNAS
La célébrité de cette image, souvent détournée par la publicité, provient sans doute de son caractère atypique. Le réalisme pictural inspiré de la Renaissance flamande se conjugue ici avec et les angoisses nées de la crise économique de 1929. Mais comme toute œuvre marquante, celle-ci peut être interprétée de multiples façons.
Grant Wood. American Gothic (1930)
Huile sur panneau de fibre de bois (beaverboard), 78 × 65 cm, Art Institute of Chicago
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
Contexte historique
Le réalisme américain est un courant artistique qui apparaît au début du 20e siècle. Les artistes européens de cette époque s’éloignaient de la représentation du réel pour s’intéresser à des recherches formelles (fauvisme, cubisme, expressionisme, etc.) censées explorer leur regard singulier. Une réaction eut lieu aux États-Unis avec l’Ashcan School qui se propose de représenter la vie urbaine contemporaine. Ce réalisme pictural américain connaîtra par la suite des évolutions, dont le régionalisme, qui apparaît avec la crise de 1929. Les artistes s’intéressent aux scènes de la vie rurale : travaux des champs, animaux de la ferme, paysages de campagne.
Grant Wood (1891-1942) est une des figures majeures du régionalisme. Originaire de l’Iowa, il passe son enfance dans une ferme. Sa formation artistique se déroule à Minneapolis, dans l’État voisin du Minnesota. Il fréquente brièvement l’Académie Julian à Paris en 1923. D’abord spécialisé dans la représentation de paysages du Middle West dans un style naïf, il accède à la célébrité en 1930 avec American Gothic, présenté à un concours organisé par l’Art Institute of Chicago. Il obtient la médaille de bronze. Un mécène persuade le musée d’acheter l’œuvre. Rapidement, l’image est reproduite dans la presse, au grand dam des habitants de l’Iowa, qui y voyaient une caricature grossière.
Dans une lettre de 1941, Grant Wood écrira à propos de ce tableau : « En général, j’ai constaté que les personnes qui s’indignent de la peinture sont celles qui pensent qu’elles ressemblent elles-mêmes à la représentation. » (*)
Analyse de l’œuvre
Au premier regard, tout est clair. Il s’agit bien de rigueur, d’ordre, de travail, voire même d’austérité. La plaisanterie n’est pas la bienvenue. Le protestantisme intégriste ne semble pas loin. La fourche, au premier plan, évoque le travail des champs. La symétrie parfaite de la tenue de la femme constitue un refus sans ambiguïté de toute légèreté. Blouse marron, col Claudine blanc avec camée au centre sur robe noire, chevelure avec raie au milieu, regard grave. Les lèvres pincées et le regard hostile de l’homme complètent le tableau. La sensualité n’est pas non plus au rendez-vous.
L’arrière-plan confirme la première impression. Une maison en bois, peinte en blanc, nette, bien entretenue, s’accorde avec le puritanisme apparent des personnages. Le titre du tableau s’explique alors : une fenêtre s’inspirant du style gothique a été placée par le peintre au premier étage de façon à apparaître entre les deux visages.
Grant Wood. American Gothic, détail
La relation entre cette œuvre et la crise de 1929 a été soulignée. La situation de nombreux paysans américains se dégrade en effet dramatiquement dans la décennie 1930. L’amertume des deux figures l’illustre. Mais aujourd’hui, la composition évoque le monde d’hier, l’Amérique des pionniers luthériens ou calvinistes venant d’Europe pour tenter leur chance, durs au travail et économes. Le lien avec la thèse de Max Weber, développée dans L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme (1904-1905), vient à l’esprit. L’ascétisme puritain conduit à un travail acharné, le devoir d’épargner entraîne une capacité d’investissement. Travail et épargne sont deux fondements majeurs du capitalisme.
Faut-il alors penser que cette peinture reflète l’éthique ayant conduit à la prodigieuse réussite économique américaine ? Probablement pas, car, outre le travail et l’épargne, une troisième condition est nécessaire : l’innovation permanente. Le prométhéisme capitaliste a l’ambition de conquérir le monde par la créativité technologique et le dynamisme commercial. Cette dimension est absente du tableau de Wood, centré sur le conservatisme pessimiste des petits paysans du Middle West.
La crise économique condamnant ces fermiers à disparaître, l’artiste illustre leur pessimisme. Ces visages crispés par la dureté du travail et le conditionnement éthique dû à la religion ne connaissent pas le bonheur. Peuvent-ils parfois être simplement joyeux ? Le rire peut-il apparaitre sur leurs visages ? Le peintre nous propose d’en douter car ils ne seraient plus vraiment eux-mêmes si une once de légèreté venait altérer leur austérité. Dans ce monde qui disparaît, le monde d’hier, les misérables n’avaient pas accès à la futilité ; elle était réservée aux puissants.
Le choix de composition, un portrait de face de deux personnes de la même famille, correspond au traitement réservé aux photographies familiales de l’époque. Les personnes posaient devant l’objectif en ayant préalablement choisi une tenue vestimentaire jugée satisfaisante. Mais l’ironie un peu acide de Wood n’aurait pas eu vocation à apparaître sur une photographie : l’homme n’aurait pas brandi sa fourche et la femme aurait probablement ébauché un sourire. L’artiste nous signifie de cette façon qu’il ne s’agit pas vraiment d’un portrait mais du regard qu’il porte sur les figures paysannes qu’il a rencontrées. Les visages exagérément allongés et la végétation très stylisée de l’arrière-plan indiquent que le réalisme photographique n’est pas la préoccupation du peintre.
Quelques figures revêches en peinture
Le portrait étant destiné à valoriser le modèle, l’histoire de l’art ne connaît que peu de portraits négatifs. En tout état de cause, ils comportent une dimension positive : noblesse, richesse, pouvoir. Par contre, la critique sociale peut être associée à la scène de genre.
Jan van Eyck. Les Époux Arnolfini (1434). Huile sur bois, 82 × 60 cm, National Gallery, Londres. Le tableau représente Giovanni Arnolfini, riche marchand toscan établi à Bruges et son épouse Giovanna Cenami. De dimension assez modestes (82 × 60 cm) le tableau innove par l’image très réaliste qu’il propose d’un intérieur flamand de l’époque. On peut observer de multiples détails scrupuleusement représentés (meubles, chandelier, tissus, miroir, chien, etc.). Cette peinture était destinée à un usage privé, ce qui permettait une thématique très laïque, rarissime à l’époque. Le soin apporté à traiter lumière et perspective frappe l’observateur d’aujourd’hui. |
Quentin Metsys. Le prêteur et sa femme (1514). Huile sur bois, 71 × 68 cm, musée du Louvre, Paris. Dans cette scène de genre très célèbre, le prêteur ou changeur pèse des pièces métalliques en utilisant un trébuchet, petite balance à fléau. Sa femme feuillette distraitement un livre tout en observant attentivement la pièce en cours de pesée. On peut y voir une allégorie de l'avarice eu égard à l'extrême concentration des personnages sur l'argent. Il s'agit en tout cas d'un tableau réaliste par le décor, les objets et les vêtements. |
Agnolo Bronzino. Bartolomeo Panciatichi (v. 1540). Huile sur bois, 104 × 85 cm, Galerie des Offices, Florence. Bartolomeo Panciatichi (1507-1582), humaniste et homme politique, fut chargé en particulier de négociations avec Henri II et Catherine de Médicis qui gouvernaient la France. Portrait glaçant d'un personnage apparemment rigide sur un fond architectural sombre peu accueillant. |
Frans Hals. Malle Babbe (1633-35). Huile sur toile, 75 × 64 cm, Staatliche Museen, Berlin. Personnage populaire ayant probablement vécu à Haarlem, cette commère est représentée avec une chope de bière à la main et un hibou sur l'épaule, allusion à sa folie. |
William Hogarth. Marriage-A-la-mode : le tête-à-tête (1743-45). Huile sur toile, 69 × 89 cm, National Gallery, Londres. « Scène 2 : le tête-à-tête : la maison du jeune couple reflète l’animosité et la disharmonie des deux conjoints. La vicomtesse fatiguée, qui semble avoir donné une fête la veille au soir, apparaît au petit-déjeuner dans la luxueuse maison du couple, totalement en désordre. Le vicomte revient épuisé d’une nuit passée loin de chez lui, probablement dans un lupanar car le chien renifle un chapeau de femme se trouvant dans sa poche. » Commentaire National Gallery) |
Edgar Degas. Dans un café, dit aussi L'absinthe (1875-76). Huile sur toile, 92 × 68,5 cm, musée d’Orsay, Paris. « A la différence des autres impressionnistes, ses amis, Degas est un peintre foncièrement urbain, qui aime peindre les lieux clos des spectacles, des loisirs et des plaisirs. Dans un café, lieu de rencontre à la mode, une femme et un homme, bien qu'assis côte à côte, sont murés chacun dans son isolement silencieux, le regard vide et triste, les traits défaits, l'air accablé. L'œuvre peut être vue comme une dénonciation des fléaux de l'absinthe, cet alcool violent et nocif qui sera interdit par la suite […] Le cadrage décentré, ménageant des vides et sectionnant la pipe et la main de l'homme, est inspiré des estampes japonaises, mais Degas l'utilise ici pour produire un certain déséquilibre éthylique. Expressive et signifiante aussi la présence de l'ombre des deux personnages, en silhouette reflétée par le vaste miroir dans leur dos. » (Commentaire musée d’Orsay) |
____________________________________
(*) Cité par Wikipédia en langue anglaise : « In general, I have found, the people who resent the painting are those who feel that they themselves resemble the portrayal »
Ajouter un commentaire