Charles Filiger. Le Jugement dernier (1892-94)
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Patrick AULNAS
Charles Filiger (1863-1928) est un de ces artistes maudits ne parvenant pas à être reconnus de leur vivant. Il fut redécouvert par André Breton (1896-1966) après la seconde guerre mondiale. Sa soif d’absolu l’amène vers le symbolisme et sa foi chrétienne vers les sujets religieux les plus traditionnels, mais revisités à l’aune des tendances artistique de l’époque.
Charles Filiger. Le Jugement dernier (1892-94)
Gouache, argent et or sur carton, chaque panneau 42 × 26 cm, Indianapolis Museum of Art.
Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
Charles Filiger. Le Jugement dernier, avec cadre (1892-94)
Contexte historique
Il est tout à fait inhabituel d’utiliser le thème du Jugement dernier à la fin du 19e siècle. Il apparaît surtout dans la sculpture et la peinture du Moyen Âge et de la Renaissance (13e au 16e siècle) mais devient beaucoup plus rare par la suite. Charles Filiger est un peintre symboliste qui cherche l’expression d’un absolu. Bien évidemment, les thèmes religieux sont à cet égard mieux adaptés que les scènes de genre ou les natures mortes.
Le mode de vie de Charles Filiger le porte également vers les scènes religieuses. Filiger est un marginal vivant très isolé dans la campagne bretonne. Il devient alcoolique, ne vit que pour son œuvre, qui ne trouve que peu de commanditaires, et finit sa vie à la limite de la folie. Vivant dans de petites communes du Finistère très imprégnées de religiosité, admirant les artistes de la pré-Renaissance italienne (13e et 14e siècles) et ceux de la Première Renaissance (15e siècle), cet artiste atypique parvient à une originalité stupéfiante en revisitant les thèmes religieux les plus anciens de la peinture occidentale.
Le mythe religieux du Jugement dernier
De nombreuses religions ont adopté le mythe d’un tribunal divin devant lequel, à la fin des temps, les hommes devront répondre des actes accomplis au cours de leur existence. Les trois monothéismes encore en vigueur (judaïsme, christianisme, islam) n’échappent pas à la règle. Dans la tradition chrétienne, le « jour du jugement » ou « jour du Seigneur » est évoqué dans le Nouveau Testament. Dans l’Apocalypse, dernière partie du livre, il est indiqué que ce jour-là la terre disparaît et les hommes sont jugés : « […] les morts furent jugés selon leurs œuvres, d’après ce qui était écrit dans les livres. »
On sait que les textes considérés comme sacrés par les croyants sont toujours très obscurs et permettent de multiples interprétations. C’est également le cas pour ce Jugement dernier. Mais, d’une manière générale, une vulgarisation apparaît progressivement et c’est sur cette base que l’iconographie représente la thématique religieuse.
Dans la version populaire, la divinité commence par ressusciter les morts. Puis vient le jour du Jugement dernier où elle classe les humains en damnés et justes. Les uns et les autres auront ensuite un sort distinct : l’enfer ou le paradis. Ce thème naïf, très populaire au Moyen Âge, permettait au peintre d’exercer sa créativité par de multiples scènes plus ou moins apocalyptiques. Les humains, dans le bas monde, sont nus et de petite taille. Les anges et les apôtres appartiennent à la cour céleste et sont représentés sur des nuages. Au centre apparaît le juge suprême (voir ci-après, compositions anciennes sur le même thème).
Analyse de l’œuvre
Le projet initial de Charles Filiger consistait à réaliser un triptyque d’une composition générale proche des triptyques du 15e siècle : le jugement au centre, les élus et les damnés sur deux ailes latérales. Selon André Cariou, grand spécialiste de Filiger, celui-ci a décrit fin 1891 son projet de triptyque à Antoine de la Rochefoucauld (1862-1959), son mécène :
« J’avais eu en idée de faire après le St Jean – un triptyque – le Jugement dernier et le Règne de Dieu : un Christ assis – les deux mains levées dans les mêmes gestes – deux Anges à ses côtés – le fond or – cela le panneau du milieu ; les 2 autres côtés – à droite – les Elus sur le bleu du ciel – à gauche, les Réprouvés – sur noir – rouge et or – l’Enfer. »
Le panneau central n’ayant jamais été terminé, les élus sont à gauche et les réprouvés à droite. Il subsiste donc un diptyque faisant cohabiter le paradis et l’enfer sans qu’apparaisse le juge suprême chargé de répartir les âmes des morts entre le bien et le mal. La principale originalité sémantique de la composition réside précisément dans la proximité figurative du bien et du mal. Les damnés et les justes de Jérôme Bosch (voir Le jugement dernier, 1504-08) ne subissaient pas du tout le même sort et cela se voyait. Chez Filiger, au contraire, le bien et le mal ne se distinguent pas au premier regard. En réalité, le paradis et l’enfer sont proches et aucune flamme éternelle ne vient tourmenter les âmes damnées. Nous avons perdu nos certitudes et il nous est difficile de distinguer le bien et le mal. Dieu serait-il injuste en séparant arbitrairement les âmes ?
Charles Filiger. Triptyque du Jugement dernier. Reconstitution (1892-94)
Sur le panneau de gauche, un ange musicien annonçant la bonne nouvelle aux élus vole dans le ciel. Un nu androgyne a été placé debout au centre de la composition sur un fond paysager de type nabi avec des aplats de couleurs pures. La masculinité ou la féminité des autres figures n’apparaît pas dans les visages, aux traits toujours identiques. Les femmes ont des cheveux longs et les hommes des cheveux courts, mais l’édulcoration de la différenciation des genres constitue l’aspect le plus frappant de la vision du paradis par Filiger.
Charles Filiger. Le Jugement dernier, détail
L’homosexualité de l’artiste, ressentie par lui comme coupable, durement réprimée à son époque, se manifeste souvent dans ses compositions religieuses par la figure de l’ange ou de l’adolescent androgyne.
Charles Filiger. L’enfant en prière
Gouache sur papier, 13 × 8 cm, collection particulière.
Les âmes pures du panneau de gauche, si elles ont accédé à la sainteté, ont droit, comme au 15e siècle, à l’auréole entourant la tête. Mais Filiger s’accorde toute liberté figurative et ne se limite pas, comme ses lointains prédécesseurs, à la couleur or. Les détails décoratifs caractérisent ce nimbe.
Charles Filiger. Le Jugement dernier, détail
Sur le panneau de droite, consacré aux damnés, apparaît Lucifer en ange déchu avec des ailes. Il n’a rien de démoniaque et semble accueillir paisiblement les réprouvés. Ces derniers disposent de vêtements tout aussi somptueux que les élus et rien dans les traits de leur visage ne permet de penser qu’ils souffrent de mille tourments dans les flammes de l’Enfer. Évidemment, pas d’auréole mais une belle coiffe ou même une couronne de fleurs dans les cheveux.
Charles Filiger. Le Jugement dernier, détail
Toute la vie de Filiger, son alcoolisme, son homosexualité, ne pouvait que le placer parmi les damnés. Mais comment faire la différence entre une âme pure et une âme impure ? Ce manichéisme religieux, ce binarisme simpliste est-il compatible avec la figure du Dieu de miséricorde ? En réduisant à un diptyque subtil son projet initial de triptyque, Filiger échappe à un écueil : cautionner par l’image du juge suprême la distinction trop élémentaire du bien et du mal.
L’androgynie des personnages rejoint les préoccupations du 21e siècle concernant les stéréotypes de genre. Pas d’homme à la pilosité abondante, pas de femme à la poitrine apparente chez Filiger. Sans doute s’agit-il plutôt chez lui d’une approche de la dimension asexuelle des morts que l’on va juger que d’un questionnement sur l’indifférenciation des genres. Mais encore faudrait-il approfondir la relation entre l’ange asexué et androgyne de la Renaissance et la problématique actuelle de la construction sociale au fil des millénaires, à partir d’une réalité biologique, d’un genre masculin radicalement opposé à un genre féminin. Les anges n’ont jamais été rattachés à un genre, mais il ne fallait pas en parler. On le sait, les discussions sur le sexe des anges n’aboutissent à rien. Pas si sûr.
Compositions anciennes sur le même thème
La scène du Jugement dernier, du fait de son caractère apocalyptique, est adaptée à des représentations monumentales. De nombreux polyptyques l’ont utilisée aux 15e et 16e siècles. La composition courante consiste à placer le jugement au centre, le paradis à gauche, l’enfer à droite.
Stefan Lochner. Le jugement dernier (v. 1435). Technique mixte sur bois, 124,5 × 172 cm, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne. Ce panneau, issu d’un polyptyque aujourd’hui démembré, reste proche de la peinture du Moyen Âge, avec toute la naïveté qui fait son charme et l’abondance d’or pour mettre en valeur la divinité et les saints. En haut, la partie céleste comporte trois personnages : le Christ au centre, la Vierge à sa gauche et saint Jean à sa droite. Le jugement de Dieu est symbolisé par la main levée du Christ qui bénit les âmes devant monter vers le paradis. Dans la partie inférieure, les humains, nus et de petite taille, sont sélectionnés selon le jugement divin. A gauche, des anges ailés emmènent les élus vers la porte du paradis. A droite, les damnés sont attirés vers l’enfer par le démon. |
Rogier Van der Weyden. Polyptyque du Jugement dernier, ouvert (1446-52). Huile sur bois, 215 × 560 cm, musée de l'Hôtel Dieu, Beaune. Ce grand polyptyque illustre la scène biblique selon l’interprétation subjective de l’artiste. Le juge suprême, assis sur un arc-en-ciel, apparaît au centre avec saint Michel, en blanc, chargé de rendre le jugement. Les six panneaux latéraux comportent deux niveaux. Les saints et apôtres, de grande taille et habillés, sont placés sur des nuages, position intermédiaire entre la terre et le ciel. Les humains, tout en bas et de petite taille, sont nus car ils doivent rendre des comptes à la divinité omnisciente et ne peuvent donc rien cacher. Le panneau le plus à gauche représente la porte du ciel vers laquelle se dirigent les âmes pures. Le panneau le plus à droite représente l’enfer où vont brûler pour l’éternité les âmes impures. |
Hans Memling. Triptyque du jugement dernier, ouvert (1467-71). Huile sur bois, 221 × 161 cm (centre), 223,5 × 72,5 cm (chaque aile), Muzeum Narodowe, Gdansk. La composition est globalement proche de la précédente. Sur le panneau central, le Christ et saint Michel trient les âmes des morts. Sur le volet de gauche, les élus montent au ciel, et sur celui de droite, les damnés chutent en enfer. |
Jérôme Bosch. Triptyque du Jugement dernier, ouvert (1504-08). Technique mixte sur bois, 163 × 128 cm (centre), 167 × 60 cm (chaque aile), Akademie der bildenden Künste, Vienne. Le jugement se déroule sur le panneau central. Le panneau de gauche représente le paradis terrestre (le jardin d’Eden) où vont vivre pour l’éternité les élus. L’enfer, où vont brûler les damnés, apparaît sur le panneau de droite. |
Michel-Ange. Chapelle Sixtine. Le Jugement dernier (1537-41). Fresque, 13,70 × 12,20 mètres, chapelle Sixtine, Vatican. Michel-Ange bouleverse la représentation de la scène à deux égards. Tout d’abord, il établit un mouvement rotatif d’ensemble des nombreuses figures autour du Christ et de la Vierge placés en haut et au centre. En second lieu, ce sont des corps dénudés à la musculature très apparente qui figurent le Christ, les saints et les apôtres. La surprise fut totale et des contemporains reprochèrent à l’artiste d’avoir montré « si indécemment les parties honteuses » des personnages. Dans la partie inférieure, le résultat du jugement apparaît, avec à gauche les élus qui montent au ciel, à droite les damnés qui tombent dans les flammes de l’enfer. |
Michel-Ange. Chapelle Sixtine. Le Jugement dernier, détail 1 (1537-41). Représentation atypique du Christ pour le 16e siècle. Il apparaît ici sans barbe et avec une puissante musculature. Le Christ sans barbe existe dans l'iconographie du haut Moyen Âge, mais n'a pas cette apparence de puissance physique. |
Michel-Ange. Chapelle Sixtine. Le Jugement dernier, détail 2 (1537-41). Les anges font sonner les trompettes. Ceux de Michel-Ange sont très physiques ; ce ne sont pas des anges androgynes et ailés comme il arrive souvent. |
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