Caravage. Les musiciens (1597)
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Patrick AULNAS
Caravage est un des plus grands novateurs de son époque. Sa peinture rompt avec le maniérisme, qui dominait la seconde moitié du 16e siècle, pour s’orienter vers un réalisme puissant et des évolutions esthétiques majeures. Dès ses premiers tableaux, en particulier Les musiciens, cette originalité est présente.
Caravage. Les musiciens (1597)
Huile sur toile, 92 × 118,4 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.
Image HD sur METROPOLITAN MUSEUM OF ART
Contexte historique
L’art baroque prend naissance à la fin du 16e siècle dans un contexte de conflits religieux. L’apparition du protestantisme à partir du 15e siècle, mais surtout au 16e siècle, avait porté atteinte au monopole spirituel de l’Eglise catholique sur l’ensemble de l’Occident. A cette Réforme protestante succédera une Contre-Réforme catholique visant à faire reculer l’influence protestante. A une époque où la population était largement analphabète, la propagande religieuse privilégiait l’image. Aussi peinture et sculpture devaient-elles susciter la ferveur religieuse en magnifiant puissamment les épisodes bibliques. L’art baroque, moins sage que l’art classique du 16e siècle, avait pour mission d’interpeller les croyants. Telle était du moins la position officielle de l’Église catholique. Mais l’inspiration des artistes et les fantaisies des puissants ne se plient pas toujours à la doxa. Un thème comme Les musiciens, qui n’a rien de religieux, illustre cette liberté de ton du baroque naissant.
Caravage arrive probablement à Rome vers 1592, après avoir suivi un apprentissage à Milan. Il commence par travailler pour des peintres célèbres, mais se fait rapidement remarquer par le cardinal Francesco del Monte (1549-1627). Ce puissant personnage est aussi un collectionneur d’art et il deviendra le principal commanditaire de Caravage. Dès 1494-95, le cardinal lui commande Les tricheurs puis Les musiciens, œuvres ne possédant aucun caractère religieux et destinées à orner les appartements privés du prélat.
Del Monte conserve le tableau jusqu’à sa mort en 1627, date à laquelle il est vendu. L’œuvre circule beaucoup au 17e siècle et sera un temps la propriété du cardinal de Richelieu (1585-1643). Elle figure en effet sur l’inventaire de ses biens, dressé à son décès en 1643, sous l’intitulé « un aultre tableau d'un Concert de musique le premier œuvre de Caravege garny de sa bordure de bois doré ». Le tableau est estimé à cette date par deux peintres français, Simon Vouet et Laurent de la Hyre, à 1000 livres tournois, somme relativement importante (le salaire mensuel d’un ouvrier sous Louis XIV était de 19 livres).
Le tableau continue à circuler et l’on perd sa trace jusqu’à sa réapparition au 20e siècle et son attribution à Caravage, qui a donné lieu à des controverses aujourd’hui dépassées. Il est acquis par le Metropolitan Museum of Art en 1952.
Analyse de l’œuvre
Description et signification
Caravage. Les musiciens, détail
Un groupe de musiciens se prépare avant d’entrer en scène. La figure centrale est un joueur de luth qui accorde son instrument. Le modèle est probablement le peintre italien Mario Minniti (1577-1640), dont on retrouve le visage dans de nombreuses œuvres de Caravage. Devant lui, de dos, un violoniste examine sa partition, son instrument étant posé à ses côtés. Entre ces deux musiciens apparaît le visage d’un joueur de chalumeau, ancêtre de la clarinette. Il est possible que ce visage soit un autoportrait idéalisé de Caravage. Ses jeunes hommes ont tous un visage présentant des traits homogènes et celui-là n’échappe pas à la règle. Le personnage ailé situé à l’arrière-plan à gauche, tenant une grappe de raisin, est Cupidon, dieu de l’amour et fils de Vénus.
La présence de cette figure mythologique montre bien l’intention allégorique. La musique, comme l’amour, émerge de l’harmonie. Elle est symbole de paix, de douceur, de langueur et de rêve, caractéristiques qui dominent la composition, en particulier les visages aux lèvres entrouvertes et au regard perdu dans le songe musical.
Une composition baroque
Les œuvres précédentes de Caravage concernaient un seul personnage, par exemple Garçon avec un panier de fruits (1593). Avec Les musiciens, l’artiste tente une composition plus complexe et y parvient magistralement. Les scènes de concert connaissaient un grand succès au 16e siècle, en particulier à Venise. Le concert champêtre de Titien (1509) représente l’archétype du genre. Les femmes dénudées de ce tableau sont des muses que la musique fait apparaître dans l’esprit des deux musiciens assis. Entre la composition classique de Titien sur fond de paysage idyllique, et celle de Caravage, la différence d’approche apparaît immédiatement.
Conformément au style baroque, Caravage saisit en gros plan une portion de scène musicale en coupant les figures au bord de la toile. Titien, au contraire, place les musiciens au centre du tableau dans un cadre paysager. Le but de Titien est l’équilibre harmonieux de l’ensemble. Si cette ambition n’est pas absente chez Caravage, il privilégie la proximité des figures représentées avec le spectateur. Celui-ci doit sentir les émotions sur les visages en devenant presque un élément du tableau. Abolir la distance, projeter la scène vers l’observateur, telle est la dominante de la composition baroque.
La sensualité de la musique
Cette allégorie de la musique et le parallèle avec l’amour se traduisent picturalement par une accentuation de la sensualité. Les musiciens sont de jeunes garçons vêtus à l’antique, ce qui laisse apparaître leur corps. Le drapé des vêtements a été minutieusement traité par le peintre.
Caravage. Les musiciens, détail
Les yeux du luthiste sont mouillés de larmes, effet de l’émotion suscitée par la musique.
Caravage. Les musiciens, détail
L’ensemble baigne dans un clair-obscur caractéristique du baroque. Les chairs nacrées et les vêtements blancs contrastent fortement avec l’arrière-plan sombre. Le tissu rouge aux plis raffinés constitue un contrepoint chromatique accentuant la sensualité de la composition.
L’homosexualité latente
Une interprétation actuelle voit dans ces jeunes musiciens aux lèvres entrouvertes et au regard languissant une preuve de l’homosexualité de Caravage et peut-être même de celle du commanditaire, Francesco del Monte. Il est évident que toute l’œuvre de Caravage témoigne de son goût pour les garçons et du peu d’intérêt que semblait éveiller chez lui le corps des femmes. L’intention allégorique, soulignée par les contemporains du peintre et qui est incontestable, n’exclut évidemment pas une atmosphère d’ensemble correspondant à la sensibilité profonde de l’artiste.
Ces musiciens androgynes suscitaient certainement le trouble dans les esprits de l’époque, qui n’était pas capables d’analyser les émotions ressenties à l’aune du degré d’homosexualité présente chez l’observateur. Notre approche de ces questions était totalement inenvisageable au 16e siècle. Le tableau étant destiné à l’intimité du cardinal del Monte, son ambiguïté devenait sans aucun doute un atout supplémentaire pour complaire au commanditaire.
La musique, thème éternel en peinture
Les peintres ont utilisé fréquemment le thème de la musique et des musiciens comme sujet principal d’une œuvre ou comme élément narratif, depuis les anges musiciens du Moyen Âge jusqu’aux divers courants du 20e siècle.
Giotto. Polyptyque Baroncelli, détail (v. 1334). Tempera sur bois, Chapelle Baroncelli, basilique Santa Croce, Florence. Le polyptyque Baroncelli représente le couronnement de la Vierge. Une assistance nombreuse participe à la cérémonie céleste, dont des anges musiciens et des saints.
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Le Pérugin. Apollon et Daphnis (1483). Bois, 39 × 29 cm, musée du Louvre, Paris. Longtemps appelé Apollon et Marsyas (un satyre), ce tableau fait l'objet aujourd'hui d'une autre interprétation : Apollon (à droite) observe Daphnis (assis), un jeune pasteur qui serait mort d'amour pour Apollon.
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Georges de La Tour. Rixe de musiciens (1625-30). Huile sur toile, 94 × 140 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles. Le jeune Georges de la Tour choisit de traiter une scène de violence avec le plus grand réalisme. Les visages, particulièrement travaillés, expriment chacun une émotion distincte : agressivité, peur, amusement.
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Johannes Vermeer. Le concert (1664-67). Huile sur toile, 69 × 63 cm, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston. La jeune femme joue du clavecin et l'homme de dos du luth. Le tableau sur le mur à droite est L'Entremetteuse de Dirck van Baburen (1595-1624) peintre néerlandais du courant baroque. Ce tableau de Vermeer a été volé en 1990 au musée Isabella Stewart Gardner de Boston et n'a pas été retrouvé depuis. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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Pieter de Hooch. Fête musicale dans une cour (1677). Huile sur toile, 83,5 × 68,5 cm, National Gallery, Londres. La scène évoque la haute société d'Amsterdam. Par sa légèreté aristocratique, qui tranche avec le sérieux des intérieurs bourgeois, la composition a quelque chose d'italianisant, bien que l'architecture soit typiquement hollandaise. Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE
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Antoine Watteau. La gamme d'amour (1717). Huile sur toile, 51,3 × 59,4 cm, National Gallery, Londres. Au début du 18e siècle, la guitare remplace le luth. Cet instrument à la mode apparaît dans un certain nombre de toiles de Watteau. Le tableau correspond au moment précédant immédiatement la représentation musicale : la chanteuse donne le ton initial et l'accompagnateur trouve l'accord correspondant. La composition en diagonale sur fond de paysage idyllique se caractérise par les couleurs pastel et le soin apporté à la restitution des tissus moirés.
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Jean-Honoré Fragonard. La leçon de Musique (1769). Huile sur toile, 110 × 120 cm, musée du Louvre, Paris. « Le jeune professeur de musique courtise son élève : ce thème, souvent traité par les peintres hollandais, baigne ici dans une atmosphère de rêverie amoureuse. "Toile précoce et inachevée" ou "esquisse tardive", le tableau déroute encore les spécialistes. » (Notice musée du Louvre)
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Ingres. L’odalisque à l’esclave (1842). Huile sur toile, 72 × 100 cm, Fogg Art Museum, Cambridge. Tableau de tendance orientaliste, peint pour une commande privée de Charles Marcotte. Ingres a fait la connaissance de Charles Marcotte d’Argenteuil lors de son premier séjour à Rome de 1806 à 1820 et cette amitié durera jusqu'à la fin de sa vie. Marcotte était un haut fonctionnaire (inspecteur général de Eaux et Forêts). La famille Marcotte a commandé environ vingt tableaux à Ingres.
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Édouard Manet. Le chanteur espagnol (1860). Huile sur toile, 147 × 114 cm, Metropolitan Museum of Art, New York. L’influence de Diego Vélasquez sur Manet le conduit à des thèmes inspirés du folklore espagnol. Sans renoncer au fond sombre, le peintre saisit avec justesse l’expression et l’attitude du musicien et juxtapose avec brio le rouge de la cruche, le bleu du banc et le vert du pantalon.
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Juan Gris. Nature morte avec corbeille de fruits et mandoline (1919). Huile sur toile, 92 × 65 cm, Galerie Beyeler, Bâle. Le cubisme (environ 1907-1920) veut créer un langage pictural autonome qui peut s’inspirer de la réalité observée ou s’en détacher pour aller vers l’abstraction. L’œuvre devient un assemblage de formes ou de volumes avec un dessin très apparent et des effets de perspective obtenus par des ombrages. |
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