Bartolomé Estéban Murillo. Le jeune mendiant (1645-50)
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Patrick AULNAS
Bartolomé Estéban Murillo. Le jeune mendiant (1645-50)
Huile sur toile, 134 × 110 cm, musée du Louvre, Paris.
Image HD sur WIKIMEDIA
Contexte historique
Si la peinture de genre est très répandue aux Pays-Bas et en Flandre au 17e siècle, elle n’occupe qu’une place modeste dans les pays de culture latine. La scène de genre est la représentation d’un épisode de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de distractions (Caravage, Les tricheurs, 1594), de soins médicaux (Gérard Dou, L’arracheur de dents, 1630), de la préparation des repas (Vermeer, La laitière, 1660), de la lecture d’une lettre (Vermeer, La Femme en bleu lisant une lettre, 1662-65) ou de tout autre sujet contemporain.
Dans l’approche de l’époque, il s’agit d’un genre pictural mineur. La « grande peinture » se devait d’être historique, mythologique ou religieuse parce que les commanditaires étaient des nobles ou des membres du haut-clergé. En Flandre et aux Pays-Bas, une riche bourgeoisie était apparue et s’intéressait davantage à la vie contemporaine (la sienne, principalement) qu’aux glorieux épisodes de l’Histoire, aux saints et aux déesses grecques.
Pourquoi alors Murillo, grand peintre de scènes religieuses, a-t-il réalisé un certain nombre de scènes de genre ? La réponse de principe est évidente : il fallait avoir un commanditaire pour une telle peinture. Les artistes ne se lançaient dans le travail long et coûteux de la peinture à l’huile que si une commande leur avait été adressée. Le commanditaire précisait, avec parfois beaucoup de détails, ce qu’il souhaitait voir sur la toile. Le musée du Louvre, dépositaire du Jeune mendiant, fait ainsi l’hypothèse que des marchands flamands résidant à Séville auraient commandé le tableau à Murillo.
Par la suite, le tableau circule beaucoup avant d’être acquis par l’État français. Au 18e siècle, il appartient successivement à Louis-Jean Gaignat (1697-1768), Conseiller secrétaire du roi, à Maximilien Radix de Sainte-Foix (1736-1810), financier, à Jean-Baptiste Pierre Le Brun (1748-1813), marchand d’art, collectionneur et mari d’Élisabeth Vigée Le Brun. Il passe ensuite à la couronne de France et devient donc propriété de l’État.
Analyse de l’œuvre
Au 17e siècle, le niveau de vie de la population européenne n’avait rien de comparable à celui d’aujourd’hui. La misère était le sort de catégories entières. Murillo l’observait donc quotidiennement dans les rues de Séville. Pour sa première toile concernant l’enfance, il choisit un enfant pauvre, assis dans l’angle d’un intérieur dépouillé. Aucun meuble n’apparaît, mais quelques objets permettant à l’enfant de se nourrir traînent sur le sol : un panier contenant des pommes, une cruche d’eau. L’enfant a mangé les crevettes dont les débris apparaissent.
Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’un mendiant. Un autre titre est parfois utilisé, plus proche de la représentation picturale : Le jeune pouilleux. Les parasites corporels étaient monnaie courante ; la pauvreté et le manque total d’hygiène, même dans les catégories sociales supérieures, constituaient un terrain propice à leur prolifération. L’image que propose Murillo est donc particulièrement représentative de l’époque, mais il n’était pas très convenable de la montrer sur une œuvre d’art. Le commanditaire échappait sans aucun doute au conformisme artistique du moment. Chercher les poux était une activité courante, en particulier dans les cheveux des enfants, et quelques rares artistes comme Pieter de Hooch ont représenté une mère occupée à cette tâche :
Pieter de Hooch. Les soins maternels (1658-60)
Huile sur toile, 53 × 61 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
La banalité du sujet tranche donc avec la rareté de sa représentation artistique. Le musée du Louvre émet également une hypothèse littéraire intéressante dans son commentaire en ligne. « Murillo cherchait sans doute aussi à donner des pendants imagés aux célèbres personnages de la littérature picaresque espagnole, le Lazarillo de Tormes (1511), ou le picaro (le mauvais garçon) des Nouvelles Exemplaires de Cervantès (1613). » La Vie de Lazarillo de Tormes, ouvrage publié anonymement en 1554, est en effet le premier roman picaresque de la littérature espagnole, mais d’autres suivront. Ce genre littéraire met en scène, sous la forme d’un récit autobiographique, un très jeune homme pauvre, habile et malicieux. Lazarillo, marginal vivant d’expédients, rencontre des personnages de toutes les catégories sociales. Des tableaux des mœurs de l’époque peuvent ainsi être brossés par l’auteur. La peinture de Murillo peut donc être analysée comme une illustration des héros des romans picaresques.
Le jeune mendiant (El Joven Mendigo) est une œuvre typiquement baroque, influencée par le ténébrisme espagnol, courant artistique accentuant les ombres et donnant ainsi un aspect très ténébreux au tableau. Le baroque a commencé à concurrencer le classicisme à la fin du 16e siècle. Le classicisme se caractérise par l’équilibre raisonné de la composition et refuse l’expression exacerbée des sentiments et les contrastes chromatiques violents. Le baroque remet en cause ces préceptes. Les couleurs vives, les clairs-obscurs appuyés, la dramatisation de l’expression ne sont plus proscrits. Le baroque se focalise en général sur un élément d’une scène plus vaste, qu’il analyse en plan rapproché, de telle sorte que la partie représentée semble déborder du tableau.
On retrouve ces caractéristiques dans Le jeune mendiant. L’angle de la pièce reste dans l’ombre et contraste fortement avec l’enfant en pleine lumière. La fenêtre est coupée mais permet d’inonder l’enfant de soleil. La palette est réduite à des nuances d’ocre et de gris avec quelques touches de rouge-orange pour les crevettes, mais les valeurs très claires des jambes s’opposent puissamment aux valeurs sombres des vêtements.
Le peintre décrit une réalité sociale, la misère, en habillant l’enfant de haillons et en mettant en évidence au premier plan ses pieds sales. Mais il n’oublie pas la contrainte artistique, qui suppose à cette époque une certaine élégance dans le rendu dans la représentation, fut-elle réaliste. Aussi, la pose de l’enfant est-elle gracieuse. Il n’a pas d’infirmité et semble au contraire en bonne santé. La peau est parfaite, alors que la crasse et les infections régnaient partout.
Bartolomé Estéban Murillo. Le jeune mendiant, détail
Bartolomé Estéban Murillo. Le jeune mendiant, détail
De même, la forme de la cruche et sa taille ont été choisies pour des raisons esthétiques car on peut sérieusement douter que cet enfant survivant difficilement dans les rues de Séville ait pu disposer d’un tel récipient.
Bartolomé Estéban Murillo. Le jeune mendiant, détail
Tous ces éléments caractérisent la peinture baroque, qui se veut plus proche du réel en refusant l’idéalisation de principe des classiques, mais qui édulcore une réalité beaucoup plus cruelle pour parvenir à produire une œuvre d’art conforme aux goûts des commanditaires.
La dimension tragique du Jeune mendiant provient de la solitude de l’enfant. Alors que le tableau de Pieter de Hooch ci-dessus montrait une mère soignant son enfant, le garçon des rues de Séville doit s’épouiller lui-même dans le recoin d’un bâtiment. Le peintre suggère que l’enfant a été abandonné ou que ses parents sont morts. Murillo lui-même devint orphelin de père et de mère à l’âge de dix ans et fut recueilli par un membre de sa famille. Venant d’un milieu bourgeois, il n’avait pas connu la misère mais il savait ce qu’est la solitude de l’orphelin.
Autres compositions sur le thème de l'enfance
La peinture du 17e siècle n’accorde qu’une place réduite à l’enfance. En général, les enfants apparaissent avec le thème de la maternité et dans les milieux sociaux susceptibles de commander des tableaux, c’est-à-dire l’aristocratie et la bourgeoisie aisée. Les enfants pauvres de Ribera ou de Murillo sont beaucoup plus rares.
Pierre Paul Rubens. Hélène Fourment et son fils Frans (1633). Huile sur bois, 146 × 102 cm, Alte Pinakothek, Munich. Ce tableau très personnel révèle un Rubens intimiste capable de peindre la tendresse et la jeunesse avec un chromatisme d'une stupéfiante délicatesse. Malgré le titre, l'enfant n'est pas Frans mais Clara-Johanna comme le confirme un dessin préparatoire.
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José de Ribera. Le pied-bot (1642). Huile sur toile, 164 × 92 cm, Musée du Louvre, Paris. « Ce mendiant napolitain infirme tient un permis de mendier, sur lequel on lit en latin : "Donnez-moi l'aumône pour l'amour de Dieu". Il est fier d'être portraituré par le peintre. Son portrait a la monumentalité et la dignité d'une effigie princière. Il se détache sur un ciel clair et lumineux qui témoigne de l'évolution de Ribera sous l'influence des maîtres bolognais dans sa période de maturité. » (Notice musée du Louvre)
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Bartolomé Estéban Murillo. Garçon avec un chien (1650). Huile sur toile, 70 × 60 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. Dans ce tableau et le suivant, on retrouve la même esthétique et le réalisme empathique de Murillo pour ses personnages issus des rues d’Andalousie.
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Bartolomé Estéban Murillo. Vieille femme et enfant (1650). Huile sur toile, 146 × 106 cm, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne. Une vieille femme tente de soustraire son assiette aux convoitises d'un gamin des rues. Cette scène de genre permet de comprendre le succès de Murillo. Pour peindre la pauvreté, il utilise une approche humaine non dénuée d'humour.
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Pieter de Hooch. L'armoire à linge (1663). Huile sur toile, 70 × 75,5 cm, Rijksmuseum, Amsterdam. Intérieur de la riche bourgeoisie ou de l'aristocratie néerlandaise. L'ordre fait partie des vertus domestiques.
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Pieter de Hooch. Femme épluchant des pommes (1663). Huile sur toile, 71 × 54 cm, Wallace Collection, Londres. L'éclairage latéral rappelle certaines compositions de Vermeer.
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Bartolomé Estéban Murillo. Enfants jouant aux dés (1675). Huile sur toile, 145 × 108 cm, Alte Pinakothek, Munich. Scène de la vie ordinaire. Incontestablement, ce sont les tableaux de Murillo dont nous sommes aujourd'hui le plus proche. |
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