Andrew Wyeth. Le monde de Christina (1948)

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Patrick AULNAS

Andrew Wyeth (1917-2009) est un peintre américain parfois classé dans les régionalistes parce qu’il s’intéresse, entre autres sujets, aux hommes et aux paysages de la campagne américaine. Ses paysages sont en général habités et suggèrent un rapport douloureux entre l’homme et son environnement. Le monde de Christina est le plus célèbre d’entre eux.

 

Andrew Wyeth. Le monde de Christina (1948)

Andrew Wyeth. Le monde de Christina (1948)

Tempera sur bois, 81,9 × 121,3 cm, Museum of  Modern Art, New York.

 

 

Le monde de Christina au Museum of  Modern Art de New York

Le monde de Christina au Museum of  Modern Art de New York

 

Contexte historique

La peinture américaine du 20e siècle, contrairement à la peinture européenne, a longtemps conservé un courant que l’on peut globalement qualifier de réaliste. Cette peinture représente en effet des paysages urbains ou ruraux ou des scènes de genre, sans s’intéresser aux distorsions formelles de la peinture européenne (fauvisme, cubisme, etc.). Dans le domaine du paysage, le réalisme américain a une ambition sémantique variable mais très affirmée : la vie rurale et ses valeurs (régionalisme), la ville et les doutes de ceux qui y vivent (Edward Hopper). Andrew Wyeth se situe dans ce courant et explore avec un pessimisme poétique les incertitudes de l’homme du 20e siècle.

 

Genèse du tableau

Anna Christina Olson, la figure du tableau, est une amie de l’artiste et de son épouse Betsy. Andrew Wyeth rencontre Betsy James (1921-2020) en 1939 et l’épouse en 1940. Betsy connaissait Anna Christina Olson (1893-1968) et son frère Alvaro (1895-1967) depuis son enfance. Elle les présente à Andrew Wyeth peu après leur rencontre.

Christina n’avait jamais réussi à marcher correctement. Dès l’âge de trois ans, sa mère avait confectionné des genouillères pour la protéger des chutes. La maladie s’est ensuite aggravée et la marche est devenue impossible. Aucun diagnostic ne fut effectué. Christina n’ayant jamais utilisé de fauteuil roulant, elle devait ramper pour se déplacer. Le monde de Christina était donc limité à la maison et aux terrains qui l’entouraient.

Le succès de Christina’s World en 1948 conduit à des hypothèses à propos de sa maladie, la plus courante étant la poliomyélite. Mais le docteur Marc Patterson, neurologue à la Mayo Clinic de Rochester dans le Minnesota, examina les détails de la vie des Olson et conclut que Christina  était probablement atteinte d’une forme de maladie de Charcot-Marie-Tooth. Ce groupe de troubles héréditaires affecte les nerfs périphériques et peut entraîner des problèmes de mouvement importants. Ce diagnostic est aujourd’hui considéré comme le plus vraisemblable.

 

Andrew Wyeth, Alvaro et Christina Olson dans la cuisine.

Andrew Wyeth, Alvaro et Christina Olson dans la cuisine.

 

Wyeth a passé beaucoup de temps chez les Olson, à parler, à dessiner et à peindre. Une pièce à l’étage avait été transformée en un lieu de travail qui lui était réservé. Son œuvre comporte de nombreuses peintures et dessins de la maison et des environs et plusieurs peintures de Christina elle-même.

 

La tombe d’Alvaro et Christina Olson

La tombe d’Alvaro et Christina Olson

 

Analyse de l’œuvre

« Elle a du mal à atteindre sa maison », dirait un enfant devant ce tableau. Voilà exactement le sujet. Christina rampant vers la maison qu’elle veut atteindre symbolise l’aventure humaine, l’homme qui cherche douloureusement un peu de quiétude. Si les spectateurs de cette œuvre ne conçoivent pas tous une analyse de ce type, chacun d’entre eux ressent intuitivement que cette image évoque le destin des hommes. Le monde de Christina est donc notre monde à tous, ce qui explique le succès universel du tableau.

Perdu dans l’univers infini, les hommes ont conquis la terre, analysé leur être, inventé des valeurs, puis ils les ont reniées pour les remplacer par d’autres. Depuis la nuit des temps, leur intelligence les pousse à chercher avec ténacité, même s’ils doivent ramper sur le sol pour y parvenir. C’est difficile, ils ont du mal, mais ils y arrivent.

Il est particulièrement significatif qu’Andrew Wyeth ait été l’ami de Christina Olson, qu’il connaissait déjà depuis de nombreuses années à l’époque de la création de cette peinture. Le ressenti de l’artiste était sans doute ancien mais comment le traduire en image à portée universelle ? Il lui a fallu une dizaine d’années pour y parvenir, pour qu’émerge une idée correspondant à l’émotion. Autrement dit, pour être un grand artiste, encore faut-il avoir quelque chose d’important à partager et encore faut-il parvenir à le traduire en mots, en musique, en objet sculpté ou en image.

Wyeth a simplement placé la scène dans le paysage de Cushing, petite bourgade du Maine, dans le nord-est des États-Unis. Il a même respecté la configuration de la maison des Olson, aujourd’hui rachetée par le Farnsworth Art Museum et qui peut être visitée.

 

Maison des Olson à Cushing, Maine.

Maison des Olson à Cushing, Maine.

 

Après la première impression, et en examinant le tableau de plus près, la maigreur de Christina apparaît. Sa faiblesse devant la grande étendue à parcourir évoque la nôtre devant le temps et l’espace infinis. La minutie apportée par l’artiste dans la représentation des détails (les brins d’herbe, les cheveux de Christina) constitue aussi une caractéristique du style de Wyeth. De ce point de vue, il peut être considéré comme un  précurseur de l’hyperréalisme.

 

Andrew Wyeth. Le monde de Christina, détail

Andrew Wyeth. Le monde de Christina, détail

 

Wyeth est connu pour sa retenue chromatique, utilisant principalement le gris et l’ocre. Ombre et lumière sont analysées avec précision comme on peut le voir sur la robe de Christina. La convention perspectiviste, qui consiste à simuler la tridimensionnalité (hauteur, largeur, profondeur) sur la surface plane du tableau, n’intéresse guère le peintre. Le monde de Christina ne comporte pas d’analyse géométrique de la profondeur. Le corps de Christina est beaucoup trop grand par rapport aux traces des roues de tracteur sur le sol. La maison a été placée sur la ligne d’horizon pour accentuer son éloignement. La distance reflète le ressenti de Christina et non la réalité.

En plaçant le personnage regardant vers la maison et rampant sur l’herbe au tout premier plan, Wyeth permet à l’observateur du tableau de s’identifier immédiatement à Christina. Tout au moins, il suscite le désir de lui venir en aide. Cette approche empathique rejoint l’idée plus générale, précédemment évoquée, d’une lecture allégorique, Christina représentant l’être humain confronté à son milieu.

La technique picturale d’Andrew Wyeth est tout à fait atypique pour un peintre du 20e siècle. Il utilise en effet la tempera à l’œuf sur panneau de bois, comme les artistes du Moyen Âge. Wyeth préparait lui-même ses couleurs avec du jaune d’œuf, du vinaigre, de l’eau et des pigments en poudre. Comme au 15e siècle, il commençait par appliquer sur le bois du gesso, enduit blanc permettant de lisser le panneau et de limiter l’absorption de la peinture par le bois. Il travaillait ensuite en couches minces et translucides de tempera afin de faire apparaître progressivement tous les détails naturalistes qu’il souhaitait incorporer. Grand admirateur d’Albrecht Dürer, réputé pour son analyse picturale des végétaux et des animaux, Wyeth voulait capter au plus près l’essence des choses : « Quand je peignais Le monde de Christina World, je m’asseyais là pendant des heures à travailler sur l’herbe, et je commençais à sentir que j’étais vraiment sur le terrain. Je me suis perdu dans la texture de la chose. »

 

Quelques autres compositions d’Andrew Wyeth sur les Olson

Andrew Wyeth. Christina Olson (1947)

Andrew Wyeth. Christina Olson (1947). Tempera sur bois, 84 × 63 cm, collection particulière. Premier portrait de Christina Olson sur le seuil de sa maison de Cushing dans le Maine.

Andrew Wyeth. Vent de la mer (1947)

Andrew Wyeth. Vent de la mer (1947). Tempera sur bois, 47 × 70 cm, National Gallery of Art, Washington. « Vent de la mer, peint un an avant Le monde de Christina, saisit un instant d’une chaude journée d’été où Wyeth a ouvert la fenêtre rarement utilisée d’une pièce mansardée […] La vue rapprochée et le cadre de fenêtre, coupé au bord de la peinture, créent pour le spectateur l’illusion de regarder réellement par une fenêtre. » (Commentaire National Gallery of Art)

Andrew Wyeth. End of Olsons (1969)

Andrew Wyeth. End of Olsons (1969). Tempera sur bois, 46 × 49 cm, The Cleveland Museum of Art. Peu après le décès d’Alvaro et de Christina Olson, Wyeth peint la maison inhabitée de Cushing avec sur le faîte du toit un couple d’hirondelles s’apprêtant à la migration hivernale.

 

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